dimanche 25 décembre 2011

Aux origines de Tiznit : contes et médisances

Je me propose de faire ici un bref survol de la légende fondatrice de la cité de Tiznit qui s’est développé autour de l’image de la fameuse Lalla Zniniya. L’importance de cette noble dame s’affirme de plus en plus à nous, en particulier en ce moment où la revalorisation touristique de la cité n’hésite pas à faire appel à elle pour dynamiser son attrait touristique.

Un retour aux origines s’imposait donc à nous. Il s’agit d’essayer de découvrir et de comprendre l’origine de cette légende. Pour cela, j’analyserai les versions écrites et orales de l’histoire de cette sainte avant de les confronter l’une à l’autre pour tenter d’évaluer l’authenticité ou non d’une telle légende.

Plusieurs versions ayant pour sujet la fondation de Tiznit existent, aussi bien dans la culture orale que dans de vieux manuscrits. Pour résumer, on doit la découverte de la source à une femme qui « était connue pour sa mauvaise conduite. Elle vécut longtemps de cette façon, amassant de grands biens. Quand Dieu voulut lui pardonner ses pêchés, il fit descendre le repentir dans son cœur. Elle se repentit d’un cœur sincère, pleura ses pêchés et s’expatria jusqu’à ce qu’elle arriva au lieu où est bâti Tiznit »[1].

Dans les versions écrites, c’est elle seule qui découvre la source alors que dans les versions orales c’est à sa chienne que l’on attribue cette découverte. Cette sainte, connue actuellement sous le nom de Lalla Zniniya, a son tombeau dans la mosquée des Ida Oukfa (timzgid n Ida Ukfa) où elle est l’objet de nombreuses visites pieuses de la part des habitants.

Intéressons-nous, dans un premier temps, à la version écrite de cette légende fondatrice.

Une première remarque tout d’abord, indéniablement, le nom de la sainte, Zniniya, est une arabisation du nom de la cité : Tiznit. Il s’agit ici de l’œuvre d’amoureux de la langue arabe, de telba originaires des tribus ennemies de celle des Aït Tznit qui cherchent à ternir l’ascendance de leurs adversaires. Cette façon de faire, par des hommes habitués à voir la vie et le monde qui les entourent à travers le prisme de la religion et à la commenter par le biais de la langue qui la véhicule (l’arabe), ne nous parait pas très étonnante.

Pour ces telba, la démonstration est simple. En arabe littéraire, le terme de « zina » désigne l’adultère ; ce mot est passé dans l’arabe dialectal (darija) sous la forme « zna » avec le sens général de fornication.

Donc, en suivant cette étymologie particulière, les habitants de Tiznit seraient alors des « ouled zina » (adultérins)[2] en arabe littéraire ou des « ouled zna » (enfants du pêché) en darija.

Ceci est le résultat d’une curieuse logique, celle de vouloir à tout prix expliquer l’étymologie de nom ou de toponyme amazigh par le biais de la langue du Coran.

Le cas de Tiznit n’est pas unique, j’en veux pour exemple une autre étymologie de ce genre qui s’est développée autour du nom de Taroudant.

Pour cette cité en effet, d’autres lettrés proposent différentes hypothèses. Tout d’abord, ils avancent le postulat que Taroudant serait la forme amazighisée d’un nom arabe originale qui serait Roudana. Deux explications étymologiques sont habituellement avancées alors : la première avance que Roudana signifierait « fer de lance », la seconde que Roudana serait une forme féminine du terme « roud » que l’on peut traduire en français par le terme de jardin ou de cimetière. Les lettrés surnomment d’ailleurs cette cité par le nom de Roudanat Cham c'est-à-dire le « jardin du croissant fertile » ou encore le « jardin de la terre promise »[3].

A des milliers de kilomètres du Sous, en plein cœur du désert du Sahara, on retrouve un peu cette facilité à expliquer les choses par le biais de la langue arabe et ce, là aussi, à partir de la même racine : « zina ». Les populations amazighophone du Mzab algérien avance que le terme que les Arabes utilisent pour désigner leur langue maternelle, znatiya, est une « dénomination injurieuse (zenatia, suivant eux, voulant dire adultère !) »[4]. Ils expliquent cette hostilité des tribus arabes par le fait qu’ils pratiquent un islam ibadhite d’où cette condamnation des musulmans malékites.

On peut aussi supposer que c’est le rapprochement du terme « znata » (ou znatiya pour la langue), désignant certaines populations amazigh, au mot arabe « zna » (ou zina) qui est à l’origine d’un rejet général et unanime des Zénètes (Znata) au Maroc. En effet, on note que :

« Les appellations de znati, aznati sont des termes de mépris signifiant : homme de basse origine, individu dont la famille ne compte ni chérifs, ni marabouts. Les Berbères du Sous se défendent d’être Zénètes, ils disent : ur gigh aznati ula gigh asuqqi, je ne suis ni Zénète, ni descendant d’esclaves »[5].

De son côté, Emile Laoust nous donne aussi un autre exemple de ce profond mépris pour tout ce qui se réfère aux Zénètes : « L’ethnique znati de forme arabe s’applique parfois au Maroc à des Juifs », c'est-à-dire à des citoyens de seconde zone[6].

A deux endroits très éloigné l’un de l’autre (Sous marocain et Mzab algérien), nous avons donc ici l’exemple de deux cas où un terme amazigh, après avoir subi une arabisation de sa forme (zniniya pour tiznit et znatiya pour janat ou djanat[7]), est dénigré car rattaché à une racine arabe à la définition peu flatteuse !

Comment comprendre cette façon de faire ? Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, il faut souligner la place de la langue arabe en tant que langue de référence cultuelle et culturelle. La tachelhit n’est vue que comme un simple dialecte, comme une sorte de parlé destiné uniquement aux simples et pauvres d’esprit et non comme une langue à part entière. C’est ainsi par exemple que, dans les années 1950, un talb, lui-même tachelhitophone, nous présente Tiznit et ses habitants :

« Belhaq agwns lmdint ur yastwa, illa sul gis ugdrur d izran d irkan. Id bab-ns gan kullu aghar Ichelhin, gan sul lghwcma waxxa nit lemden ad sawalen s ta3rabt (En vérité, l’intérieur de la cité n’est pas très bon, il y a toujours beaucoup de poussière, de pierres et d’immondices. Ses habitants sont tous des Ichelhin, ils sont encore gens simples et naïfs bien qu’ils aient commencé à apprendre à parler l’arabe) »[8].

Penchons-nous à présent sur la version orale de cette légende fondatrice.

En nous intéressant d’un peu plus près aux différentes légendes qui gravitent autour des découvertes des sources dans la région de Tiznit, on note que l’image de la chienne est centrale. En effet, dans la région, de nombreuses sources ont la réputation d’avoir été découvertes par une chienne[9].

Ainsi, celle d’El Aouina a été découverte par la chienne d’un berger[10] et celle d’Agjgal du Tazeroualt, par la chienne d’un chasseur[11]. Dans une des versions de la légende de la source de Tiznit, recueillie sur place en 1917 par un militaire français, on retrouve la chienne d’un mystérieux chasseur, qui serait l’« ami », le « compagnon » de Lalla Zniniya[12].

Dans ces récits mythiques, la place du chien, habituellement « synonyme d’impureté et de souillure »[13], est prépondérante. En l’occurrence ici, il s’agit à chaque fois d’une femelle. C’est la chienne qui découvre et qui guide l’homme (chasseur ou berger) vers la source, vers la vie. La chienne est donc ici synonyme de fécondité, de plus, il faut signaler qu’il n’y a pas une mythologie dans le monde « qui n’ait associé le chien […] au monde du dessous, aux empires invisibles que régissent les divinités chtoniennes »[14]. C’est en effet du sous-sol obscur et mystérieux que surgit l’eau vivifiante.

On peut supposer que la légende originale de la découverte de la source de Tiznit ne faisait référence qu’à un chasseur accompagné de sa chienne. Ce n’est que plus tard, sous l’influence d’écrits de telba ennemis de Tiznit, basés sur une explication étymologique pour le moins surprenante, que le personnage disparaît peu à peu pour laisser place à l’image d’une femme repentie : Lalla Zniniya. L’image de la chienne a notamment été complètement occultée des versions écrites mais persiste encore dans les versions orales.

Autour du nom de Tiznit donc, s’est édifiée une légende ancienne et persistante qui jette sur la cité et ses habitants l’opprobre d’une origine honteuse.

Comme le rapporte Segonzac, cette fable fut « inventée sans doute par des voisins jaloux »[15].

Dans la société tribale de l’époque, il était de règle qu’une tribu en dénigre une autre, ainsi les « ennemis des Aït Ba Amran les font descendre d’un ‘‘hartani’’ de Timezlit [El Maader], nommé naturellement Ba Amran »[16].

A ce propos, une petite parenthèse s’impose : pour protéger leur source, les Aït Tznit ont dû longtemps lutter contre les convoitises des tribus voisines. C’est dans ces combats que les fractions qui forment les Aït Tznit ont forgé leur cohésion, face à l’ennemi du dehors : « ils ont formé un amalgame cohérent et ont pris une mentalité nettement caractérisée, mentalité tenue en basse estime par leurs voisins »[17]. Il va sans dire que ce dernier jugement de valeur est celui de voisins avides et envieux.

Mais comment donc comprendre que cette étymologie des ennemis de Tiznit ait eu un tel succès auprès même des habitants de Tiznit ?

La place de la langue arabe, langue de la religion, étant devenu incontournable, les telba de Tiznit ont repris l’image d’une femme de mauvaise vie, mais ils ont créé une suite à cette histoire en ajoutant et en développant une seconde partie où la femme se repentie et atteint ainsi le statut de sainte révérée, d’où son nom actuelle de Lalla Zniniya.

Tout ce que je viens de dire n’est que le résultat d’une recherche sur le terrain où je me suis efforcé de confronter les traditions orales aux anciens écrits des telba. Il ne s’agit là que de mes conclusions personnelles que chacun pourra contester.

Tout ce que l’on peut dire avec certitude c’est que, si l’étymologie exacte de tiznit demeure incertaine[18], le toponyme en tant que tel est plus répandu qu’on ne le pense. Il existe ainsi, dans la région, un village du nom de Tiznit Oumazzer dans la montagne des Ida Oubaaqil (fraction Aït Issaffen)[19]. On trouve aussi dans la région de Taroudant, sur les versants méridionaux du Haut-Atlas, un autre village qui répond du nom de Tiznit, dans la tribu des Aït Iggas (fraction Aït Tergoua)[20].

A ma connaissance, dans ces deux villages, il n’y est pas fait mention d’une légendaire Lalla Zniniya ; il serait intéressant d’effectuer un travail de terrain sur place pour recueillir ce qui se dit localement sur les origines et l’étymologie du nom de ces deux villages.

Nous avons souligné dans ce texte l’importance de la langue arabe en tant que langue de culture qui a conduit à la naissance de la légende de Lalla Zniniya. Cet état de chose est renforcé aujourd’hui avec l’utilisation de l’image de la sainte femme en tant que porte-drapeau de la cité dans les différents dépliants touristiques chargés de promouvoir la cité. Il serait intéressant d’observer dans les années à venir si, avec l’appui de nouveaux travaux de recherche sur ce sujet et le développement de l’affirmation de la langue et de l’identité amazigh, cette légende, aux anciennes mais fragiles fondations, résistera ou sera battu en brèche par la movida amazigh.


Bibliographie.

CHEBEL (Malek), Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 2000.
CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Lafont, 1979.
DESTAING (Edmond), Etudes sur la tachelhit du Sous. Vocabulaire français-berbère, Paris, Leroux, 1920.
DESTAING (Edmond), Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni Snous), Paris, L’Harmattan, 2007.
DUGARD (Henry), La colonne du Sous, Paris, Perrin, 1918.
GUILLEMET (F.), « Une mission d’études économiques au Sous », Afrique Française, décembre 1927.
JORDAN (Antoine), Dictionnaire Berbère-français, Rabat, Omnia, 1934.
JUSTINARD (Léopold), « Notes sur l’histoire du Sous au 16ème siècle », Archives marocaines, (29), 1933.
LAOUST (Emile), Contribution à une étude de la toponymie du Haut-Atlas, Paris, Geuthner, 1942.
MONTEIL (Vincent), Notes sur Ifni et les Aït Ba Amran, Paris, Larose, 1948.
MOULIERAS (Auguste), Les Beni Isguen (Mzab). Essai sur leur dialecte et leurs traditions populaires, Oran, Petit Fanal, 1895.
PASCON (Paul), La Maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, SMER, 1984.
ROUX (Arsène), La vie berbère par les textes, Paris, Larose, 1955.
Secrétariat Général du Protectorat, Répertoire des tribus, Casablanca, Imprimeries Réunies, 1939.
SEGONZAC (René de), « Le Sud marocain », Afrique Française, mai-juin 1917.
TEDJINI (A.B.), Dictionnaire français-marocain, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1939.

S.H.A.T., Lieutenant BENCHEIKH, Fiche de la tribu des Ahl Tiznit, 1951, 3H2155.
S.H.A.T., Anonyme, Tribu des Ida ou Baquil, Anzi le 20 février 1953, 3H2009.



[1] JUSTINARD (Léopold), « Notes sur l’histoire du Sous au 16ème siècle », Archives marocaines, (29), 1933, p. 180.
[2] TEDJINI (A.B.), Dictionnaire français-marocain, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1939, p. 6.
[3] GUILLEMET (F.), « Une mission d’études économiques au Sous », Afrique Française, décembre 1927, p. 484.
[4] MOULIERAS (Auguste), Les Beni Isguen (Mzab). Essai sur leur dialecte et leurs traditions populaires, Oran, Petit Fanal, 1895, p. 3.
[5] DESTAING (Edmond), Etudes sur la tachelhit du Sous. Vocabulaire français-berbère, Paris, Leroux, 1920, p. 300.
[6] LAOUST (Emile), Contribution à une étude de la toponymie du Haut-Atlas, Paris, Paul Geuthner, 1942, p. 127.
[7] « […] nous sommes berbères, zénètes : necni didjanaten ; je suis zénète : netc uadjana (ou) djana ; elle est zénète : nettat djanat, f.p. tijanatin – (Metmata), je sais le berbère : ssnegh djanat », dans DESTAING (Edmond), Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni Snous), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 374.
[8] ROUX (Arsène), La vie berbère par les textes, Paris, Larose, 1955, p. 91 (traduction personnelle).
[9] On trouve aussi l’image de la chèvre pour certaines sources de la région comme pour Talaïnt des Ouled Jerrar ou pour Aghbalou de Mast.
[10] Témoignage d’El Housseyn, originaire d’El Aouina, Tiznit le 27 octobre 2009.
[11] PASCON (Paul), La Maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, SMER, 1984, p. 29.
[12] DUGARD (Henry), La colonne du Sous, Paris, Perrin, 1918, p. 102.
[13] CHEBEL (Malek), Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 2000, p. 96.
[14] CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Lafont, 1979, p. 239.
[15] SEGONZAC (René de), « Le Sud marocain », Afrique Française, mai-juin 1917, p. 132.
[16] MONTEIL (Vincent), Notes sur Ifni et les Aït Ba Amran, Paris, Larose, 1948, p. 31.
[17] S.H.A.T., Lieutenant BENCHEIKH, Fiche de la tribu des Ahl Tiznit, 1951, 3H2155.
[18] Si l’on en croit Jordan, le terme de « tiznit » ou « tisnit » désignerait une « corbeille », dans JORDAN (Antoine), Dictionnaire Berbère-français, Rabat, Omnia, 1934, p. 144.
[19] S.H.A.T., Anonyme, Tribu des Ida ou Baquil, Anzi le 20 février 1953, 3H2009.
[20] Secrétariat Général du Protectorat, Répertoire des tribus, Casablanca, Imprimeries Réunies, 1939, p. 836.

vendredi 19 août 2011

Les immigrés Ichelhin en France à l'époque coloniale

Ce texte a pour objectif l’étude d’une communauté particulière d’immigrée en France, les Ichelhin (mieux connue sous son appellation arabe de Chleuh) originaires du Sud-ouest marocain. Il s’agit d’une population berbérophone de langue tachelhit dont le foyer s’étend, géographiquement, sur le Haut-Atlas occidental, le Sous et l’Anti-Atlas. C’est de ces deux dernières zones que viennent l’écrasante majorité des contingents migrants de ces Ichelhin. En langue tachelhit d’ailleurs, le terme « Sous » désigne et regroupe la vallée proprement dite du Sous et les montagnes de l’Anti-Atlas.

Il s’agira pour nous, en confrontant les sources orales (recueillis par les premiers berbérisants français) aux sources écrites, de comprendre les origines et l’évolution de ce mouvement ainsi que la « manière de vivre » de ces émigrants en France, pour l’essentiel durant les années qui précèdent le déclenchement de la Seconde guerre mondiale.


Origine et particularisme de l’émigration du Sous

« Ce n’est pas notre pays qui nous fait vivre. C’est nous qui faisons vivre notre pays »[2] affirme, non sans une certaine fierté, un immigré du Sous dans les années 1940 pour conclure en quelques sorte un phénomène qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis le début du 20ème siècle, l’émigration des gens du Sous qui cherche ailleurs ce que leur pays ne peut leur donner pour vivre. C’est ce que met en images, un poète anonyme par ces quelques vers :

« Plus d’eau que de terre ont certains. Nous c’est plus de terre que d’eau. On n’a pas, dans notre montagne, avec justice fait les parts »[3].

Une étymologie populaire explique l’origine de cette appellation du « Sous ». C’est en fait une sorte de jeu de mot entre le nom de « Sous » et l’expression « ifsous » que l’on pourrait traduite par « il est léger », « il est faible »[4]. En effet, c’est un pays semi-aride à la prospérité relative en temps de pluie et qui se transforme en pays de famine en son absence, trop faible donc pour supporter et nourrir ceux qu’il héberge.

Pour pallier aux mauvaises récoltes et à la difficulté de la vie dans ces contrées, beaucoup d’hommes choisissent l’exil temporaire vers ce qu’ils nomment le « Gharb », qui désigne les riches plaines atlantiques du Nord du Maroc, au delà de l’Adrar Ndern (Haut-Atlas occidental en tachelhit) : ce sont les « ichuwalen » (les moissonneurs). Il s’agit alors d’une émigration saisonnière et temporaire.

« Un Chleuh de la banlieue de Paris a dit ces vers qui expliquent d’une manière émouvante un fait social digne d’attention : la nécessité, pour les Marocains du Sud, de quitter temporairement leur pays pauvre, pour gagner la vie de leur famille : ‘ Ce n’est pas moi qui ne veux pas, mon pays, demeurer chez toi. C’est que mon pain quotidien [larzaq-inu] n’est pas chez toi. Il est ici »[5].

Un autre type d’émigré du Sous est intéressant à noter, il s’agit de ces chanteurs ambulant, acrobates et autres jongleurs qui ont pour patron Sidi Hmed Ou Moussa du Tazeroualt d’où le nom que leur donne les arabophones du « Gharb » d’« Ouled Sidi Hmed Ou Moussa », « les enfants de Sidi Hmed Ou Moussa ».

A ce propos, voici quelques passages tirés d’ouvrages de voyageurs européens qui ont parcouru à la fin du 19ème siècle le Nord du Maroc :

« Tandis que nous errions ça et là sur la place [de Larache, en 1839], nous y rencontrâmes une bande d’eisowys ou charmeurs de serpents [notes : Les Français nomment ces jongleurs Sidi Nasirs]. C’était quatre Amazirgues, natifs de la province de Suse ; trois d’entre eux étaient musiciens et avaient pour instruments de longs roseaux en forme de flûtes (p.40) percées aux deux bouts, dans l’un desquels ils soufflaient, produisant des sons mélancoliques qu’ils prolongent d’une façon assez harmonieuses »[6].

ou encore

« [le 7 décembre 1879] (…) Quelques danseurs de l’oued Sous, pays au sud de la chaîne de l’Atlas, s’exhibèrent ce jour-là dans le jardin de la légation [allemande de Tanger avec M.Weber comme représentant]. Ce sont des Berbères à peaux brunes, qui parcourent les marchés de tout le Maroc et amusent le public de leurs représentations. La troupe consistait en deux Berbères et un Nègre, qui frappait sur un grand tambourin ; l’un des Berbères grattait une sorte de guitare, l’autre avait des castagnettes de fer énormes, de près d’un pied de long, qu’il manœuvrait adroitement. Après leur danse, le Nègre montra ses talents d’escamoteur et de jongleur. Il mit de la ouate dans sa bouche et en tira des rubans de diverses couleurs, fit passer de l’argent dans les vêtements d’un petit garçon, etc., bref les tours ordinaires chez nous ; enfin il fit des tours d’adresse avec des fusils, des (p.98) sabres, des tasses à thé et autres choses semblables »[7].

C’est parmi eux que les premiers berbérisants européens trouvèrent leurs plus féconds « professeurs » de tachelhit, notamment pour Venture de Paradis :

« En 1788, deux Berbères marocains de la tribu des [Ihahan], jongleurs de professions (…) parcourent le Maghreb et une partie de l’Europe en donnant leurs représentations puis, un jour, ils se trouvent à Paris. A cette occasion unique, leur passage a été mis à profit par cet apprenti orientaliste, alors interprète aux affaires étrangères. Il recueille auprès d’eux des éléments de vocabulaire et des phrases usuelles appartenant à leur dialecte »[8].

En 1890, c’est à Leipzig, en Allemagne, qu’Hans Stumme recueille de son coté un impressionnant corpus de textes tachelhit auprès d’acrobates berbères, originaires du Tazeroualt, officiant dans un cirque. Les fameux Ouled Sidi Hmed Ou Moussa du « Gharb » mieux connu sous le nom de « Rma n Sidi Ben Nasser », « les tireurs (ou les archers) de Sidi ben Nasser », dans le Sous[9].

Avec la pression économique des puissances européennes sur le Maroc, vers la fin du 19ème siècle, une certaine effervescence économique se fait jour. Le sultan du Maroc se voit obligé d’ouvrir un peu plus son pays aux commerçants européens. Il cantonne alors cette ouverture à quelques villes côtières du « Gharb » (Tanger surtout qui est alors la ville diplomatique) et Tassourt (Mogador). L’Algérie voisine n’est pas loin où la spoliation des terres des tribus a permis l’exploitation intensive par les nouveaux colons.

On trouve ainsi les Aït Sous immigrés dans les villes du Nord marocain, dynamisées par le commerce avec l’Europe où certains commencent à s’exercer au petit commerce, c’est le début d’une émigration plus longue tandis que les émigrants saisonniers trouve en Oranie des salaires plus intéressants que ceux qu’on leur pratique habituellement dans les riches plaines du « Gharb ».

En 1903, à Fès, un voyageur français fait la remarque suivante :

« La corporation des épiciers –bakkal- qui étant presque tous étrangers à la ville, la plupart viennent du Sous »[10]

Tandis qu’en 1904, à Tanger cette fois, un autre observateur confirme la percée des Aït Sous dans le domaine de l’épicerie :

« Les Soussy sont nombreux dans la ville où leur établissement date de la dernière partie du XIX° siècle. Ils y exercent les métiers de baqqal (épiciers), de portefaix et de sorciers ou marchands d’amulettes et de talismans contre le mauvais œil. (…) Installée à Tanger depuis une vingtaine d’année à peine, la colonie Soussy actuelle a déjà son marabout »[11].

Il existe déjà des chansons sur ces émigrés qui partent désormais pour des périodes plus longues dans le Nord du Maroc :

« Aywa tiswaq (n) el Gharb, rar am tiyid aḥbib lin tiwimt »
« O marchés du Gharb et de Marrakech, rendez-moi l’ami que vous m’avez pris »[12].

On retrouve aussi, un nouveau type d’émigré, très spéciale, le « ɛaskri », le « soldat » de l’armée modernisée du sultan, encadré par des officiers français, dont le plus célèbre fut le capitaine Justinard, érudit berbérisant qui s’attacha à étudier avec passion la tachelhit.

« En dehors des tabors de tribus, il s’est également constitué plusieurs tabors de volontaires, en majorité originaires du Sous, qui sont recruté par quelques caïds renommés et prennent le nom de leur chef »[13].

Avec l’intrusion des Français dans les Chaouïa, c’est l’accélération de l’émigration vers les villes qui s’accentue. Les Aït Sous trouvent des emplois de manœuvres dans les chantiers des villes nouvelles qui se développent avec l’implantation française au Maroc.

Dans les vieilles villes marocaines, les Aït Sous sont toujours là, c’est l’époque où s’affirme l’image de l’épicier « Soussi » où ils concurrencent de plus en plus les Fassi dans le petit commerce :

« Ils exerçaient, et maintenant encore, de petits métiers bien précis dans les villes du Nord. C’est le baqqal, l’épicier. C’est le marchand de fruits secs, aquechach, trônant au sommet de son tas de dattes (…) c’est le marchand de charbon, le porteur d’eau »[14].


Flux er reflux des mouvements migratoires vers la France

En 1908 déjà :

« Les premiers Marocains que l’on trouve comme ouvriers en France venaient d’Oran. Ils étaient une dizaine qui furent employés dans la métallurgie nantaise. Originaires du Sous, ils avaient suivis leurs coreligionnaire algériens en France »[15].

Mais c’est surtout avec la Grande Guerre (1914-1918) que la porte vers le chemin de l’émigration des Ichelhin est grande ouverte. Ils sont appelés à remplacer les ouvriers français mobilisés sur les champs de batailles. Près de 34400 tirailleurs marocains y feront aussi le coup de feu, en Métropole et au Levant, dont 9000 y laissèrent la vie et 17000 furent grièvement blessés[16].

Du coté des usines c’est près de 35000 à 40000 Ichelhin qui se relaient, pendant quatre années, pour soutenir de leurs bras l’effort de guerre[17].

On retrouve dans un poème berbère recueilli en 1917, à Tiznit, l’allusion à l’émigration de cette époque vers la France et ses usines et les gains qu’on en rapporte au pays :

« Par Dieu, Un Tel, si ma jambe avait le moyen, j’irais jusqu’à Paris, et je n’en reviendrais qu’avec beaucoup de biens »[18].

A la fin du conflit, la grande majorité des Ichelhin fut rapatriés, sauf ceux qui avaient pu échapper à une « législation sommaire »[19].

Mais jusqu’à la veille de la Seconde guerre mondiale, régulièrement, de petits contingents d’immigrés du Sous viennent travailler en France sur de petite périodes.

« Les émigrés sont en presque totalité des Berbères sédentaires du sud-ouest du Maroc, des Chleuhs. Ils viennent du Haha et surtout des régions encore en partie dissidente du Sous, de l’Anti-Atlas et du Haut-Atlas occidental. (…) Jusqu’à 1939, les éléments d’origines chleuhs représenteront toujours plus de 90% de la colonie marocaine en France »[20].

Et ce, malgré la mise ne place de toute une série de décret réglementant d’une façon plus restrictive l’émigration pour la France :

« Après la Grande Guerre, pour réaliser les projets de grands travaux qu’elle avait déjà entamé ou préparé, la résidence générale a tenté de garder la main d’œuvre au Maroc au profit des grands colons ; c’est dans cette perspective, qu’elle avait essayé de limiter ou d’organiser l’immigration juridiquement »[21]

En réalité, depuis le Maroc, aucun contrôle sérieux n’est fait pour restreindre l’émigration. Il faut attendre la circulaire du 28 septembre 1925 qui interdit toute sortie du territoire pour cause de guerre du Rif. On a besoin d’hommes pour combattre Si Mohand (plus connu sous le nom d’Abdelkrim) qui menace le protectorat français[22]. Mais, c’est bien plus les aléas de la crise de 1929, que les réglementations abusives, qui diminuèrent la présence des Ichelhin en France !

Evolution des effectifs marocains en France dans l’entre deux guerres[23]

1919
1920
1921
1924
1925
1926
1927
3000
7000
9000
10000
15000
16500
15000

1928
1929
1930
1931
1936
fin 1938
16000
21000
19000
16000
10000
13000

C’est alors la période de l’émigration clandestine qui par bien des traits nous rappelle tristement la situation de l’immigration contemporaine en Europe.

On exige alors, pour tout candidat à l’émigration, de fournir un contrat de travail en bonne et due forme. La plupart des Aït Sous, incapable de fournir ces documents, embarquaient « tout de même, voyageant clandestinement dans les soutes [à charbon]. On les débarquait quelque part sur la cote »[24].

La plupart d’entres-eux s’embarquent clandestinement depuis le port d’Oran pour la France. C’est à cette époque que, dans le Sous, l’on surnomme ceux qui émigrent pour la Métropole, « Igwdad n Wihran », « les moineaux d’Oran ».

Durant cette période, Léopold Justinard dénonce à mainte reprise cette situation qui est faite aux Ichelhin. Il dénonce la réglementation abusive qui pousse les Aït Sous à venir en fraude, « puisqu’il n’y a pas d’autres moyens pour qui n’est pas acrobate ni marabout »[25], « en passant par la main des exploiteurs de la misère sur tout le parcours »[26].

Parmi ces exploitants de la misère, on y retrouvait aussi bien des Français que des Marocains. Pour ces derniers, on peut citer ce El Hajj El Housseyn, originaire des Aksimen près d’agir et qui « lors de la suppression de la sortie de la main d’œuvre indigène à destination de la France, il aurait procuré à ses coreligionnaires de faux passeports et les aurait aidés à s’embarquer clandestinement »[27]. Bien entendu, contre espèces sonnantes et trébuchantes.

La mobilisation générale qui précède l’affrontement avec l’Allemagne nazi vide nouveau pour un temps les usines françaises qui font de nouveaux appels à toutes les mains d’œuvres disponibles dans les colonies. « Toujours est-il que dès 1940 un appel était fait en faveur de ce qu’on appelle maintenant les « sahab bordeaux », ce port ayant, sauf erreur, été leur centre de redistribution »[28].

Après la défaite, la plupart des Ichelhin de France sont renvoyés au Maroc avant qu’en 1942, on fasse de nouveau appel à eux :

« Les Allemands cherchaient encore, par tous les moyens, à recruter des travailleurs ‘volontaires’, des crieurs furent envoyés dans les plus lointains villages, appelant à eux ‘ceux qui voulaient aider la France’. Ils furent ainsi 20000 Nord-africains (dont 12000 Marocains) à s’engager bravement, croyant qu’ils remplaceraient dans les usines les Français appelés au combat. On les envoya sur les côtes dans l’organisation Todt, où beaucoup vécurent des heures misérables. Aujourd’hui ils sont en chômage ou dans l’attente d’un rapatriement problématique »[29].

Mais le vrai retour en France se fera à partir de l’année 1946 avec « les grandes campagnes de recrutement pour les Houillères de France »[30]. C’est le grand effort de reconstruction, au lendemain du second conflit mondial, qui se fait avec l’aide américaine du plan Marshall. Durant cette période en effet, c’est surtout de « manque de main d’œuvre dont souffre la France »[31].

Le voyage pour la France se fait alors beaucoup plus facilement. Les Ichelhin, travaillant en France, « envoient l’argent du voyage à qui veut en courir le risque, accueillent, hébergent les nouveaux venus, les aident à trouver du travail, font des collectes pour ceux que la maladie force à repartir. C’est un secours mutuel spontané, sans statuts, basé sur la fraternité de tribu »[32].


Organisation de la vie en France

En 1936, 60% des Marocains immigrés en France se regroupent dans le seul département de la Seine qui regroupe alors Paris, les Hauts de Seine, la Seine Saint-Denis et le Val de Marne !

Saint Etienne
(1936)

Achtouken
200
Aït Souab
(Aït Souab, Aït Mzal, Ida Ouktir, Indouzal, Ida Ouzekri)
110
Aït Ouadrim
80
Ida Oubaaqil
50
Sihel
25
Mast
25
Aït Ba Amran
20 dont 15 Isbouya
Ida Gouarsmoukt
15
Lakhsas
15
Houara
15
Ihahan
15
Isekwtan
15
Ida Outanan
12
Ouled Jerra
10
Imejjad
10
Aksimen
10
Total
627

La plupart des immigrés du Sous ne sont « que des manœuvres, interchangeables et passant d’une usine à l’autre. Souvent appréciés habiles ouvriers, ils travaillent surtout dans les fonderies, dans l’industrie automobile, usine de gaz et d’électricité, produits chimiques, et souvent dans des emplois que les ouvriers français ne tiennent pas volontiers »[33].

Pendant la Grande Guerre, ils « sont engagés de manières quasi militaire, à coup de contrats renouvelables tous les six mois au gré de l’autorité métropolitaine, et concentré en majorité dans une trentaine d’usines de guerre, où ils sont tenus en main par des sous-officiers de l’armée d’Afrique ». Ils sont réduits à une vie régimentaire : dortoir, atelier, réfectoire[34].

Par la suite, à partir de 1923, le contrôle se fera moins lourd et les immigrés du Sous pourront se loger comme ils l’entendent.

En 1936, il « existe [encore] en province (St Etienne, Dives sur mer, L’Argentière, Auby, etc) des cantonnements, derniers restes de la période 1916-1923. Ils se différencient des autres mode d’habitation par ce fait qu’ils appartiennent souvent encore aux employeurs »[35], le plus souvent, il s’agit des sociétés qui exploitent les mines de charbon[36].

En 1936 ; « la répartition des Marocains de France suivant le mode d’habitation peut se faire ainsi :
Marocains seuls ou mariés à des européennes ou vivant avec elle : 15%
Marocains vivant par groupe de 2 ou 3 au plus : 15%
Marocains vivant par groupe de 4 à 10 : 60%
Marocain vivant dans des foyers, des hôtels ou des baraquements : 10% »[37]
Voici deux citations de l’époque qui succède à la seconde guerre mondiale qui nous présente le mode de logement le plus répandue dans la communauté des Ichelhin de la région parisienne.

Pour l’année 1946 :

« Dans la cité impitoyable [Paris], ils retrouvaient un camarade. Ils vivaient souvent en commun, dans une véritable communauté fraternelle, l’un s’occupant du ravitaillement des besognes matérielles, comme une sorte de frère convers, et ceux qui travaillaient entre tenant au domicile les malades et les chômeurs… »[38].

Pour l’année 1953 :

« Villetaneuse, banlieue presque campagnarde. Ils étaient là une vingtaine d’Ida ou Baqil, ouvriers de fonderie, habitant dans une ancienne maison bourgeoise assez délabrée dont ils appelaient la propriétaire ‘taboudrart’, la montagnarde. Celle-ci, pendant qu’ils fêtaient le débarqué, tout à la joie de se revoir et des nouvelles du pays, Mme ‘Taboudrart’ tout en me montrant leurs chambres, faisait l’éloge de ses locataires : gentils, bon payeurs, serviables, tranquilles. Les chambres étaient propres et convenables, par deux ou trois lits dans l’une, dans une autre la cuisine. Et la campagne à la porte de Montmorency qu’ils appellent la montagne [Adrar] »[39].

Et pourtant, on se méfie d’eux. Il existe différents organismes spécifiques de Contrôle des Maghrébins dès 1926 en France car ils sont jugés dangereux : fanatiques, voleurs, traîtres !

Justinard reconnaît que cette situation est très dommageable pour les Aït Sous :

« Ils ne sont pas en France les seuls indigènes de l’Afrique du Nord. Tunisiens, Algériens et surtout Kabyles, tous, ainsi que les Marocains, sont désignés dans le langage populaire parisien, sous le nom magnifique et assez désobligeant de ‘Sidis’. Désignation surtout désavantageuse pour les Marocains, lesquels, de l’avis de ceux qui emploient les uns et les autres, les logent, ont des rapports avec eux, sont de qualité supérieure à leurs voisins de l’Est, ‘Arab el Ouasta, Arabes du Milieu’, comme ils appellent les Algériens »[40].

Les préjugés à l’égard des Maghrébins est persistant et blessant. Comme nous l’avons déjà souligné, le logement par groupe dans des appartements est le plus fréquent chez les Aït Sous. Et pourtant, « il existe contre lui chez l’Européen un préjugé qui se manifeste par des phrases courantes : ‘‘le logement normal des indigènes c’est le taudis’’ par exemple »[41].

Et ce malgré toutes les études qui sont faites et qui confirme que « La majorité de ces logements est au moins aussi bien tenu que la moyenne des habitations des ouvriers français célibataires de même catégorie et bien supérieur au meilleur logement breton de Gennevilliers »[42].

Un autre trait particulier à souligne pour cette époque est que la société coloniale d’alors « s’alarment des risques provoqués par le métissage des cultures parce qu’[elle a] la phobie des indigènes qui s’européanisent : ‘‘l’expérience prouve qu’un musulman déraciné n’est jamais qu’un métèque’’ »[43]. Car ce que l’on craint par-dessus tout c’est que les « ‘bon indigènes’ se fondent dans le creuset du prolétariat mondial et, par contagion mimétique, se convertissent aux idées révolutionnaires »[44].

En 1953, Léopold Justinard reconnaît lui-même son jugement critique, un temps, du phénomène des mariages mixtes entre des Ichelhin et des Françaises :

« Il y a vingt ans, j’aurais dit nettement qu’ils n’étaient pas désirables. Mais la situation a changé. Cela crée des liens et la qualité des épouses est devenue bien meilleure »[45].

Les Aït Sous, bien au fait de tous les préjugés qu’on accumule sur leurs têtes, font tout pour les contredire. D’ailleurs ne dit-on pas dans le Sous en guise de dicton :

« Imzdi [a ig] lmutabiɛ ka fellas illan.
Aynna ira ukan utmazirt a illan »’
« L’étranger se doit d’être un suiveur.
« Il se doit d’obéir aux gens du pays »[46].

C’est ce qu’ont toujours fait les Ichelhin en particulier et les immigrés en général jusqu’à aujourd’hui !



Répartition des groupements marocains dans le département de la Seine (1936)[47]

Hauts de Seine
Gennevilliers
1500
Colombes
99
Asnières sur Seine
398
Bois Colombes
34
La Garennes Colombes
15
Courbevoie
114
Nanterre
285
Puteaux
119
Suresnes
16
Clichy
102
Levallois
35
Issy les Moulineaux
19
Sous total : 2736
Seine Saint Denis
Saint Denis
120
Villeneuve la Garenne
2
Saint Ouen
116
Stains-Pierrefitte-Villetaneuse
41
La Courneuve
12
Aubervilliers
312
Pantin
47
Pré saint Gervais
1
Les Lilas
30
Bagnolet
72
Saint Mandé
7
Le Bourget
15
Drancy
30
Bobigny
15
Pavillons Sous Bois
18
Bondy
109
Noisy le Sec
1
Villemomble
27
Montreuil
78
Sous total :1053
Val de Marne
Vincennes
12
Fontenay sous Bois
6
Le Perreux
2
Champigny sur Marne
12
Saint Maurice
1
Charenton
7
Maisons-Alfort
3
Alfortville
89
Ivry sur Seine
11
Vitry
8
Villejuif
1
Choisy
8
Gentilly
7
Sous total : 167
Paris
1er arrondissement
1
2ème
2
3ème
1
4ème
5
5ème
8
6ème
2
8ème
7
9ème
15
10ème
10
11ème
72
12ème
4
13ème
19
14ème
51
15ème
71
17ème
69
18ème
72
19ème
115
20ème
207
Sous total : 731
Total pour le département de la Seine : 4687

  

Bibliographie

AUBIN (Eugène), Le Maroc dans la tourmente (1902-1903), Casablanca, Eddif, 2002.

BIAD (Tayeb), « Les ouvriers marocains en France pendant l’entre-deux guerres » in ALLAIN (Jean-Claude) (ed.), Présences et images franco-marocaines au temps du Protectorat, Paris, L’Harmattan, 2003.

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S.H.A.T., Capitaine DUPAS, Bulletin de Renseignements, Tiznit le 12 janvier 1932, 3H2158.
C.A.C., Capitaine DE LA PORTE DES VAUX, L’émigration dans le Sous, décembre 1948-septembre 1949, 2000 0140/60.





[1] Article déjà paru dans la revue marocaine Adlis (2010).
[2] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Hommes et Mondes, (81), Avril 1953, p. 81.
[3] JUSTINARD (Léopold), « Propos du Chleuh », Aguedal, (3), 1936, p. 137.
[4] ZEHNDER (Fridolin), traduction de MARTINOLLI (Emmanuel), Un Suisse combattant pour la liberté au Maroc, Un destin, deux mondes par Mohamed Moummen le moudjahid, (à paraitre), p. 17 du manuscrit. Cet ouvrage autobiographique présente la destinée peu commune d’un suisse germanophone qui, faisant partie d’un contingent de la Légion étrangère au Maroc, déserta au Tadla, vécu un temps dans une tribu du Moyen-Atlas où il se convertit avant d’arriver chez Merebbi Rebbo à Kerdous auprès duquel il fera figure d’interprète officiel dans ses contacts avec la puissante Allemagne.
[5] JUSTINARD (Léopold), « Propos du Chleuh », Aguedal, (3), 1936, p. 137.
[6] DRUMMOND-HAY (J.), Le Maroc et ses tribus nomades, (2), Bruxelles, Société typographique belge, 1844, pp. 39-40.
[7] LENZ (Oskar), Timbouktou. Voyage au Maroc, au Sahara et au Soudan, (1), Paris, Hachette, 1886, p. 97.
[8] OULD BRAHAM (Ouahmi), « Les études linguistiques berbères en Europe (1795-1844) », Etudes et Documents Berbères, (18), 2000, p. 25.
[9] GALAND-PERNET (Paulette), Littératures berbères. Des voix, des lettres, Paris, PUF, 1998, p. 170
[10] AUBIN (Eugène), Le Maroc dans la tourmente (1902-1903), Casablanca, Eddif, 2002, p. 290.
[11] SALMON (G.), « Notes sur les superstitions populaires de la région de Tanger », Archives Marocaines, (2), 1904, p. 163.
[12] JUSTINARD (Léopold), « Poèmes chleuhs recueillis au Sous », Revue du Monde Musulman, deuxième trimestre 1925, p. 105.
[13] AUBIN (Eugène), Le Maroc dans la tourmente (1902-1903), op.cit., p. 252.
[14] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Revue des Etudes Islamiques, (4), 1928, p. 478.
[15] CEGARRA (Marie), La mémoire confisquée. Les mineurs marocains dans le Nord de la France, Villeneuve-d’Ascq, Presse universitaire du Septentrion, 1999, p. 37.
[16] RIVET (Daniel), Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), (2), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 257.
[17] Ibidem, p. 258.
[18] JUSTINARD (Léopold), Un grand chef berbère. Le Caïd Goundafi, Casablanca, Atlantides, 1951, p. 239.
[19] CEGARRA (Marie), op.cit., p. 37.
[20] DEVILLARS (P.), « L’immigration marocaine en France », B.E.S.M., (46), 2ème trimestre 1950, p. 7
[21] BIAD (Tayeb), « Les ouvriers marocains en France pendant l’entre-deux guerres » in ALLAIN (Jean-Claude) (ed.), Présences et images franco-marocaines au temps du Protectorat, Paris, L’Harmattan, 2003, p.118.
[22] Ibidem, p.120.
[23] Ibid..
[24] KOHLER (Mariane), « Un pays chleuh en vue de Paris », Paysage, (42), 28 mars 1946, p.1.
[25] JUSTINARD (Léopold), « Propos du Chleuh », Aguedal, 1936, (3), p.138.
[26] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Hommes et Mondes, (81), Avril 1953, p:80.
[27] S.H.A.T., Capitaine DUPAS, Bulletin de Renseignements, Tiznit le 12 janvier 1932, 3H2158.
[28] C.A.C., Capitaine DE LA PORTE DES VAUX, L’émigration dans le Sous, décembre 1948-septembre 1949, 2000 0140/60.
[29] KOHLER (Mariane), « Un pays chleuh en vue de Paris », op.cit., p.6.
[30] C.A.C., Capitaine DE LA PORTE DES VAUX, L’émigration dans le Sous, op.cit.
[31] JUSTINARD (Léopold), « Folklore des Berbères marocains », Hommes et Mondes, (63), octobre 1951, p.86.
[32] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Hommes et Mondes, (81), Avril 1953, p.83.
[33] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Revue des Etudes Islamiques, (4), 1928, pp. 479-480.
[34] RIVET (Daniel), Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), (2), op.cit., p. 258.
[35] RAY (Joany), « Les Marocains en France », B.E.M., (18), octobre 1937, p. 293.
[36] Ibidem, p. 295.
[37] Ibid.
[38] KOHLER (Mariane), « Un pays chleuh en vue de Paris », op.cit., p. 1.
[39] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Hommes et Mondes, (81), Avril 1953, p.81.
[40] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Revue des Etudes Islamiques, (4), 1928, pp. 478-479.
[41] RAY (Joany), « Les Marocains en France », op.cit., p. 294.
[42] Ibidem.
[43] RIVET (Daniel), Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), (2), op.cit., p. 246.
[44] Ibidem, p. 258.
[45] JUSTINARD (Léopold), « Les Chleuh dans la banlieue de Paris », Hommes et Mondes, (81), Avril 1953, p. 86.
[46] Ibidem, p. 83 (traduction et réajustement personnelle).
[47] RAY (Joany), « Les Marocains en France », op.cit., p. 297.