dimanche 25 décembre 2011

Aux origines de Tiznit : contes et médisances

Je me propose de faire ici un bref survol de la légende fondatrice de la cité de Tiznit qui s’est développé autour de l’image de la fameuse Lalla Zniniya. L’importance de cette noble dame s’affirme de plus en plus à nous, en particulier en ce moment où la revalorisation touristique de la cité n’hésite pas à faire appel à elle pour dynamiser son attrait touristique.

Un retour aux origines s’imposait donc à nous. Il s’agit d’essayer de découvrir et de comprendre l’origine de cette légende. Pour cela, j’analyserai les versions écrites et orales de l’histoire de cette sainte avant de les confronter l’une à l’autre pour tenter d’évaluer l’authenticité ou non d’une telle légende.

Plusieurs versions ayant pour sujet la fondation de Tiznit existent, aussi bien dans la culture orale que dans de vieux manuscrits. Pour résumer, on doit la découverte de la source à une femme qui « était connue pour sa mauvaise conduite. Elle vécut longtemps de cette façon, amassant de grands biens. Quand Dieu voulut lui pardonner ses pêchés, il fit descendre le repentir dans son cœur. Elle se repentit d’un cœur sincère, pleura ses pêchés et s’expatria jusqu’à ce qu’elle arriva au lieu où est bâti Tiznit »[1].

Dans les versions écrites, c’est elle seule qui découvre la source alors que dans les versions orales c’est à sa chienne que l’on attribue cette découverte. Cette sainte, connue actuellement sous le nom de Lalla Zniniya, a son tombeau dans la mosquée des Ida Oukfa (timzgid n Ida Ukfa) où elle est l’objet de nombreuses visites pieuses de la part des habitants.

Intéressons-nous, dans un premier temps, à la version écrite de cette légende fondatrice.

Une première remarque tout d’abord, indéniablement, le nom de la sainte, Zniniya, est une arabisation du nom de la cité : Tiznit. Il s’agit ici de l’œuvre d’amoureux de la langue arabe, de telba originaires des tribus ennemies de celle des Aït Tznit qui cherchent à ternir l’ascendance de leurs adversaires. Cette façon de faire, par des hommes habitués à voir la vie et le monde qui les entourent à travers le prisme de la religion et à la commenter par le biais de la langue qui la véhicule (l’arabe), ne nous parait pas très étonnante.

Pour ces telba, la démonstration est simple. En arabe littéraire, le terme de « zina » désigne l’adultère ; ce mot est passé dans l’arabe dialectal (darija) sous la forme « zna » avec le sens général de fornication.

Donc, en suivant cette étymologie particulière, les habitants de Tiznit seraient alors des « ouled zina » (adultérins)[2] en arabe littéraire ou des « ouled zna » (enfants du pêché) en darija.

Ceci est le résultat d’une curieuse logique, celle de vouloir à tout prix expliquer l’étymologie de nom ou de toponyme amazigh par le biais de la langue du Coran.

Le cas de Tiznit n’est pas unique, j’en veux pour exemple une autre étymologie de ce genre qui s’est développée autour du nom de Taroudant.

Pour cette cité en effet, d’autres lettrés proposent différentes hypothèses. Tout d’abord, ils avancent le postulat que Taroudant serait la forme amazighisée d’un nom arabe originale qui serait Roudana. Deux explications étymologiques sont habituellement avancées alors : la première avance que Roudana signifierait « fer de lance », la seconde que Roudana serait une forme féminine du terme « roud » que l’on peut traduire en français par le terme de jardin ou de cimetière. Les lettrés surnomment d’ailleurs cette cité par le nom de Roudanat Cham c'est-à-dire le « jardin du croissant fertile » ou encore le « jardin de la terre promise »[3].

A des milliers de kilomètres du Sous, en plein cœur du désert du Sahara, on retrouve un peu cette facilité à expliquer les choses par le biais de la langue arabe et ce, là aussi, à partir de la même racine : « zina ». Les populations amazighophone du Mzab algérien avance que le terme que les Arabes utilisent pour désigner leur langue maternelle, znatiya, est une « dénomination injurieuse (zenatia, suivant eux, voulant dire adultère !) »[4]. Ils expliquent cette hostilité des tribus arabes par le fait qu’ils pratiquent un islam ibadhite d’où cette condamnation des musulmans malékites.

On peut aussi supposer que c’est le rapprochement du terme « znata » (ou znatiya pour la langue), désignant certaines populations amazigh, au mot arabe « zna » (ou zina) qui est à l’origine d’un rejet général et unanime des Zénètes (Znata) au Maroc. En effet, on note que :

« Les appellations de znati, aznati sont des termes de mépris signifiant : homme de basse origine, individu dont la famille ne compte ni chérifs, ni marabouts. Les Berbères du Sous se défendent d’être Zénètes, ils disent : ur gigh aznati ula gigh asuqqi, je ne suis ni Zénète, ni descendant d’esclaves »[5].

De son côté, Emile Laoust nous donne aussi un autre exemple de ce profond mépris pour tout ce qui se réfère aux Zénètes : « L’ethnique znati de forme arabe s’applique parfois au Maroc à des Juifs », c'est-à-dire à des citoyens de seconde zone[6].

A deux endroits très éloigné l’un de l’autre (Sous marocain et Mzab algérien), nous avons donc ici l’exemple de deux cas où un terme amazigh, après avoir subi une arabisation de sa forme (zniniya pour tiznit et znatiya pour janat ou djanat[7]), est dénigré car rattaché à une racine arabe à la définition peu flatteuse !

Comment comprendre cette façon de faire ? Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, il faut souligner la place de la langue arabe en tant que langue de référence cultuelle et culturelle. La tachelhit n’est vue que comme un simple dialecte, comme une sorte de parlé destiné uniquement aux simples et pauvres d’esprit et non comme une langue à part entière. C’est ainsi par exemple que, dans les années 1950, un talb, lui-même tachelhitophone, nous présente Tiznit et ses habitants :

« Belhaq agwns lmdint ur yastwa, illa sul gis ugdrur d izran d irkan. Id bab-ns gan kullu aghar Ichelhin, gan sul lghwcma waxxa nit lemden ad sawalen s ta3rabt (En vérité, l’intérieur de la cité n’est pas très bon, il y a toujours beaucoup de poussière, de pierres et d’immondices. Ses habitants sont tous des Ichelhin, ils sont encore gens simples et naïfs bien qu’ils aient commencé à apprendre à parler l’arabe) »[8].

Penchons-nous à présent sur la version orale de cette légende fondatrice.

En nous intéressant d’un peu plus près aux différentes légendes qui gravitent autour des découvertes des sources dans la région de Tiznit, on note que l’image de la chienne est centrale. En effet, dans la région, de nombreuses sources ont la réputation d’avoir été découvertes par une chienne[9].

Ainsi, celle d’El Aouina a été découverte par la chienne d’un berger[10] et celle d’Agjgal du Tazeroualt, par la chienne d’un chasseur[11]. Dans une des versions de la légende de la source de Tiznit, recueillie sur place en 1917 par un militaire français, on retrouve la chienne d’un mystérieux chasseur, qui serait l’« ami », le « compagnon » de Lalla Zniniya[12].

Dans ces récits mythiques, la place du chien, habituellement « synonyme d’impureté et de souillure »[13], est prépondérante. En l’occurrence ici, il s’agit à chaque fois d’une femelle. C’est la chienne qui découvre et qui guide l’homme (chasseur ou berger) vers la source, vers la vie. La chienne est donc ici synonyme de fécondité, de plus, il faut signaler qu’il n’y a pas une mythologie dans le monde « qui n’ait associé le chien […] au monde du dessous, aux empires invisibles que régissent les divinités chtoniennes »[14]. C’est en effet du sous-sol obscur et mystérieux que surgit l’eau vivifiante.

On peut supposer que la légende originale de la découverte de la source de Tiznit ne faisait référence qu’à un chasseur accompagné de sa chienne. Ce n’est que plus tard, sous l’influence d’écrits de telba ennemis de Tiznit, basés sur une explication étymologique pour le moins surprenante, que le personnage disparaît peu à peu pour laisser place à l’image d’une femme repentie : Lalla Zniniya. L’image de la chienne a notamment été complètement occultée des versions écrites mais persiste encore dans les versions orales.

Autour du nom de Tiznit donc, s’est édifiée une légende ancienne et persistante qui jette sur la cité et ses habitants l’opprobre d’une origine honteuse.

Comme le rapporte Segonzac, cette fable fut « inventée sans doute par des voisins jaloux »[15].

Dans la société tribale de l’époque, il était de règle qu’une tribu en dénigre une autre, ainsi les « ennemis des Aït Ba Amran les font descendre d’un ‘‘hartani’’ de Timezlit [El Maader], nommé naturellement Ba Amran »[16].

A ce propos, une petite parenthèse s’impose : pour protéger leur source, les Aït Tznit ont dû longtemps lutter contre les convoitises des tribus voisines. C’est dans ces combats que les fractions qui forment les Aït Tznit ont forgé leur cohésion, face à l’ennemi du dehors : « ils ont formé un amalgame cohérent et ont pris une mentalité nettement caractérisée, mentalité tenue en basse estime par leurs voisins »[17]. Il va sans dire que ce dernier jugement de valeur est celui de voisins avides et envieux.

Mais comment donc comprendre que cette étymologie des ennemis de Tiznit ait eu un tel succès auprès même des habitants de Tiznit ?

La place de la langue arabe, langue de la religion, étant devenu incontournable, les telba de Tiznit ont repris l’image d’une femme de mauvaise vie, mais ils ont créé une suite à cette histoire en ajoutant et en développant une seconde partie où la femme se repentie et atteint ainsi le statut de sainte révérée, d’où son nom actuelle de Lalla Zniniya.

Tout ce que je viens de dire n’est que le résultat d’une recherche sur le terrain où je me suis efforcé de confronter les traditions orales aux anciens écrits des telba. Il ne s’agit là que de mes conclusions personnelles que chacun pourra contester.

Tout ce que l’on peut dire avec certitude c’est que, si l’étymologie exacte de tiznit demeure incertaine[18], le toponyme en tant que tel est plus répandu qu’on ne le pense. Il existe ainsi, dans la région, un village du nom de Tiznit Oumazzer dans la montagne des Ida Oubaaqil (fraction Aït Issaffen)[19]. On trouve aussi dans la région de Taroudant, sur les versants méridionaux du Haut-Atlas, un autre village qui répond du nom de Tiznit, dans la tribu des Aït Iggas (fraction Aït Tergoua)[20].

A ma connaissance, dans ces deux villages, il n’y est pas fait mention d’une légendaire Lalla Zniniya ; il serait intéressant d’effectuer un travail de terrain sur place pour recueillir ce qui se dit localement sur les origines et l’étymologie du nom de ces deux villages.

Nous avons souligné dans ce texte l’importance de la langue arabe en tant que langue de culture qui a conduit à la naissance de la légende de Lalla Zniniya. Cet état de chose est renforcé aujourd’hui avec l’utilisation de l’image de la sainte femme en tant que porte-drapeau de la cité dans les différents dépliants touristiques chargés de promouvoir la cité. Il serait intéressant d’observer dans les années à venir si, avec l’appui de nouveaux travaux de recherche sur ce sujet et le développement de l’affirmation de la langue et de l’identité amazigh, cette légende, aux anciennes mais fragiles fondations, résistera ou sera battu en brèche par la movida amazigh.


Bibliographie.

CHEBEL (Malek), Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 2000.
CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Lafont, 1979.
DESTAING (Edmond), Etudes sur la tachelhit du Sous. Vocabulaire français-berbère, Paris, Leroux, 1920.
DESTAING (Edmond), Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni Snous), Paris, L’Harmattan, 2007.
DUGARD (Henry), La colonne du Sous, Paris, Perrin, 1918.
GUILLEMET (F.), « Une mission d’études économiques au Sous », Afrique Française, décembre 1927.
JORDAN (Antoine), Dictionnaire Berbère-français, Rabat, Omnia, 1934.
JUSTINARD (Léopold), « Notes sur l’histoire du Sous au 16ème siècle », Archives marocaines, (29), 1933.
LAOUST (Emile), Contribution à une étude de la toponymie du Haut-Atlas, Paris, Geuthner, 1942.
MONTEIL (Vincent), Notes sur Ifni et les Aït Ba Amran, Paris, Larose, 1948.
MOULIERAS (Auguste), Les Beni Isguen (Mzab). Essai sur leur dialecte et leurs traditions populaires, Oran, Petit Fanal, 1895.
PASCON (Paul), La Maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, SMER, 1984.
ROUX (Arsène), La vie berbère par les textes, Paris, Larose, 1955.
Secrétariat Général du Protectorat, Répertoire des tribus, Casablanca, Imprimeries Réunies, 1939.
SEGONZAC (René de), « Le Sud marocain », Afrique Française, mai-juin 1917.
TEDJINI (A.B.), Dictionnaire français-marocain, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1939.

S.H.A.T., Lieutenant BENCHEIKH, Fiche de la tribu des Ahl Tiznit, 1951, 3H2155.
S.H.A.T., Anonyme, Tribu des Ida ou Baquil, Anzi le 20 février 1953, 3H2009.



[1] JUSTINARD (Léopold), « Notes sur l’histoire du Sous au 16ème siècle », Archives marocaines, (29), 1933, p. 180.
[2] TEDJINI (A.B.), Dictionnaire français-marocain, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1939, p. 6.
[3] GUILLEMET (F.), « Une mission d’études économiques au Sous », Afrique Française, décembre 1927, p. 484.
[4] MOULIERAS (Auguste), Les Beni Isguen (Mzab). Essai sur leur dialecte et leurs traditions populaires, Oran, Petit Fanal, 1895, p. 3.
[5] DESTAING (Edmond), Etudes sur la tachelhit du Sous. Vocabulaire français-berbère, Paris, Leroux, 1920, p. 300.
[6] LAOUST (Emile), Contribution à une étude de la toponymie du Haut-Atlas, Paris, Paul Geuthner, 1942, p. 127.
[7] « […] nous sommes berbères, zénètes : necni didjanaten ; je suis zénète : netc uadjana (ou) djana ; elle est zénète : nettat djanat, f.p. tijanatin – (Metmata), je sais le berbère : ssnegh djanat », dans DESTAING (Edmond), Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni Snous), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 374.
[8] ROUX (Arsène), La vie berbère par les textes, Paris, Larose, 1955, p. 91 (traduction personnelle).
[9] On trouve aussi l’image de la chèvre pour certaines sources de la région comme pour Talaïnt des Ouled Jerrar ou pour Aghbalou de Mast.
[10] Témoignage d’El Housseyn, originaire d’El Aouina, Tiznit le 27 octobre 2009.
[11] PASCON (Paul), La Maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, SMER, 1984, p. 29.
[12] DUGARD (Henry), La colonne du Sous, Paris, Perrin, 1918, p. 102.
[13] CHEBEL (Malek), Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 2000, p. 96.
[14] CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Lafont, 1979, p. 239.
[15] SEGONZAC (René de), « Le Sud marocain », Afrique Française, mai-juin 1917, p. 132.
[16] MONTEIL (Vincent), Notes sur Ifni et les Aït Ba Amran, Paris, Larose, 1948, p. 31.
[17] S.H.A.T., Lieutenant BENCHEIKH, Fiche de la tribu des Ahl Tiznit, 1951, 3H2155.
[18] Si l’on en croit Jordan, le terme de « tiznit » ou « tisnit » désignerait une « corbeille », dans JORDAN (Antoine), Dictionnaire Berbère-français, Rabat, Omnia, 1934, p. 144.
[19] S.H.A.T., Anonyme, Tribu des Ida ou Baquil, Anzi le 20 février 1953, 3H2009.
[20] Secrétariat Général du Protectorat, Répertoire des tribus, Casablanca, Imprimeries Réunies, 1939, p. 836.