lundi 26 novembre 2012

Le colonel Justinard et les Ichelhin de la banlieue de Paris



« Le surnom de « capitaine chleuh » que les Berbères lui ont donné, est celui sous lequel le colonel Justinard est connu aussi bien dans le Sous que dans les milieux ouvriers marocains de la banlieue parisienne » (Justinard, 1949a : 60)

Léopold Justinard (1878-1959) est un officier français qui a fait presque toute sa carrière militaire au Maroc. Très tôt, il s’intéresse à l’étude de la tachelhit, langue berbère usitée par les soldats marocains qu’il a en charge à son arrivée à Fès en 1909. Durant sa longue carrière de berbérisant émérite, il rédigea de nombreux articles, manuel et autres ouvrages de référence sur la langue et la culture des Ichelhin[2].

Tout au long de sa vie, il gardera contact avec les communautés tachelhitophones qu’il croise dans le Sous ou dans les groupes d’immigrés installés à Rabat ou en région parisienne.

Le Sous, pays où la pluie se fait rare la plupart du temps, est un pays d’émigration qui chaque année jette sur les routes, aujourd’hui encore, une pléthore de jeunes hommes qui n’ont pour vivre que la force de leurs bras.

C’est vers 1908 que les premiers Ichelhin, depuis Oran, émigrent en France pour s’employer dans l’industrie métallurgique nantaise (Cegarra, 1999 : 37) mais il faudra attendre les débuts de la Grande Guerre pour que le mouvement s’accélère, s’intensifie et se pérennise d’une certaine manière.

Pendant longtemps dans le Sous, on a surnommé ces émigrés les « moineaux d’Oran », « Igwdad n Wihran » en tachelhit. L’expression ne s’explique pas seulement du fait que les Aït Sous avaient l’habitude d’émigrer en groupe à la saison des moissons pour travailler (en compagnie des Rifains) dans les grandes fermes des colons oranais mais plutôt parce qu’avec le développement d’une émigration importante vers la France, celle-ci se fit principalement et pendant longtemps par le port d’Oran.

Pour illustrer cette émigration nouvelle vers ce pays d’où l’on ne revenait qu’avec « beaucoup de biens » (Justinard, 1951a : 239), un poète du Sous (Abidar n Toukart) chantait dans les années 1920 :

« Ad ukan illan wazzan ik sa yyirn

Inna Wihran a yasn d illan ḥ lɛaql »

« A peine un enfant atteignait-il sept mois

Qu’il voulait partir pour Oran »[3]

Pendant les quatre longues années de la Première Guerre mondiale, c’est près de quarante mille Ichelhin qui se relaient dans les industries d’armement pour soutenir l’effort de guerre (Rivet, 1996 : 258). Avec la fin des combats et le retour des militaires démobilisés aux usines, la demande en ouvriers étrangers reculent brutalement pour reprendre doucement les années suivantes jusqu’à la crise de 1929. Durant cette période, les immigrés, venus du lointain pays du Sous, « se font apprécier dans le dur travail des usines qui répugne beaucoup aux Français » (Justinard, 1951b : 86).

Il faut souligner que, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondial, les immigrés marocains en France sont composés à plus de 90% d’hommes du Sous, d’Aït Sous. La plupart d’entre eux travaillent en France quatre ou cinq ans, le temps pour eux d’économiser un petit pécule avant de rentrer au pays. Cependant, on trouve déjà quelques rares cas d’immigrés qui, une fois arrivée en France, emménage avec des Française avec qui ils vivent maritalement, ou en concubinage, ont des enfants et ne cherchent plus à revenir au Maroc (Justinard, 1953 : 86).

Jusqu’à aujourd’hui, la majorité des Ichelhin se sont concentrés dans la banlieue parisienne : en 1936, 60% d’entre eux se regroupent dans le seul département de la Seine (Paris, Hauts de Seine, Seine Saint Denis et Val de Marne). A l’époque, les principales raisons de cette concentration auraient été :

« 1°- […] la faveur spéciale dont jouit la région parisienne auprès des Marocains qui y touchent des salaires plus élevés que partout ailleurs en France ; 2° [...] l’attraction exercée sur tout nouvel émigré (clandestin) par cette agglomération où il se sent plus en sécurité, en raison du nombre des communautés amies ; 3° [le] nombre sans cesse croissant des Marocains vivant en ménages mixtes (en grande majorité irréguliers) et dont la stabilisation est assurée, au moins pour un temps (travail de la femme, petit commerce, allocations familiales, etc.), malgré les risques de chômage (Ray, 1937 : 298)

Dans ces années là, un chanteur du Sous chantait ainsi l’enthousiasme ressentit pour Paris, la ville lumière, et ses merveilles (Justinard, 1930 : 131) :

« Yan ur ixalden Bariz, a ɛad, a winu

Zun igh jju d ur ilul, a ɛad, a winu »

« Un qui ne connait pas Paris, ô mon ami, en vérité

Mieux vaudrait n’être jamais né, ô mon ami, en vérité »

Léopold Justinard est l’un des touts premiers à s’intéresser aux regroupements des immigrés ichelhin en région parisienne (1928) alors que quelques années plus tard Louis Massignon se penchera sur les immigrés kabyles (1930). D’autres emboiteront le pas à Justinard en cherchant à étudier et à comprendre cette présence des Ichelhin à Paris comme Joanny Ray (1938).

Dès ce premier article, Justinard dénonce le surnom méprisant dont le langage populaire parisien affuble tous les immigrés maghrébins sans distinction : sidi (Justinard, 1928 : 78). Parmi les étrangers en France, les Nord-africains sont, déjà, sujets aux stéréotypes négatifs qui trahissent la peur et le mépris qu’ils suscitent auprès des Français de l’époque.

Avec les années 1930, les fortes restrictions administratives du Maroc et les conséquences de la crise de 1929 restreignent considérablement les départs pour la France. A tel point que, lorsque la reprise économique revient, le seul moyen que les Ichelhin ont de se rendre en France est de passer par des réseaux d’émigration clandestine, à leurs risques et périls, et qui les font aboutir au port d’Oran d’où ils partent, en fraude, pour Marseille.

A Rabat, vers la fin de l’année 1937, c’est en tant qu’expert de la question que Justinard participe à une réunion traitant de la main d’œuvre marocaine en France (Justinard, 1937b : 336). Cette réunion s’inscrivait dans la préparation de la réunion du Haut Comité méditerranéen qui devait se réunir au mois de mars de l’année suivante[4] et qui devait traiter notamment des « problèmes posés par la main d'œuvre nord-africaine en France ».

Il y explique, notamment, que l’émigration correspond à une nécessité vitale pour les habitants du Sous et défend l’idée de faciliter les démarches administratives pour les Ichelhin souhaitant émigrer pour la France :

« […] la venue en France régulière –et non plus en fraude- de quelque 10000 Chleuh, si elle n’est pas la solution totale de ce problème [la misère du Sud] en est cependant un élément » (Justinard, 1937a : 172)

De 1939 à 1942, les communications sont très difficiles entre le Maroc et la France du fait de l’occupation allemande puis, suite au débarquement américain au Maroc en 1942, Justinard n’a plus aucun contact avec l’hexagone jusqu’au moment de la Libération[5]. A son retour au pays, il bondit à chaque fois qu’il entend utiliser le nom de « Chleuh » pour désigner péjorativement les occupants nazis. Il ne supporte pas l’amalgame fait entre ces derniers et l’image des « milliers de soldats chleuh [qui] sont morts pour la France dans [les] admirables régiments marocains » (Justinard, 1926 : Introduction) et qu’il a lui-même conduit aux combats durant la Grande Guerre, notamment en Champagne. « Ils se sont battu pour nous ! » rappelait-il alors à tous ceux qui avaient la bêtise d’utiliser la nouvelle expression devant lui[6].

Avec la reconstruction de la France, aidé par les fonds américains du plan Marshall, c’est le début de la période des trente glorieuses où l’industrie française est constamment en demande de main d’œuvre. Peu à peu, les barrages à l’émigration marocaine vers la France sont levés. La part des Ichelhin, dans cette émigration, tombe alors en 1954 à 65% des effectifs totaux[7].

Justinard se fait le relais du souhait des Ichelhin de se démarquer de la masse des immigrés algériens sur lesquelles ils rejettent la cause de la mauvaise image des Maghrébins auprès des populations françaises :


« On les confond dans la masse des Nord-Africains, qu’ils sont en effet, et qui ont assez mauvais renom parce qu’il n’est presque pas de jours où ne se lise dans les faits divers quelque méfait de Nord-Africain. Mais il faut d’abord qu’on sache que, presque jamais, ce n’est le fait d’un Marocain » (Justinard, 1951b : 86)

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les « Français musulmans d’Algérie » sont en effet l’objet de nombreux fantasmes touchant notamment à leurs « pratiques sexuelles ou délinquantes » (Blanchard, 2011 : Introduction).

Les causes de cette situation de xénophobie ambiante sont que différents textes de lois promulgués de 1944 à 1947 ont été promulgués pour apporter une égalité citoyenne, en métropole tout du moins entre Algériens et Français. Ces successions de réformes, mises en place au lendemain de la Libération, ont été entreprises dans le but de combattre les revendications politiques des Algériens. On misait sur une politique « assimilationniste » pour garder l’Algérie française. L’une des principales conséquences de cette politique a conduit à la suppression de tout agrément de voyage entre les ports algériens et français d’où un afflux massif d’immigrés algériens en quelques années. En réaction à ce phénomène :

« des campagnes de presse xénophobe [visèrent] les Algériens de France en 1947, 1949, 1952, en particulier dans L’Aurore, et, dans une certaine mesure, Le Figaro et France-Soir » (Blanchard, 2007 : 6 et 12)

Les Ichelhin, pour dénoncer cette injuste confusion dont ils souffrent selon eux, utilisaient cette image poétique relevée par notre berbérisant et que ce dernier explique par l’expression « Les bons paient pour les mauvais » (Justinard, 1953 : 86) :

« Akcud iqqurn a iḥergn akcud izgzawn »

« C’est le bois sec qui embrasent le bois vert »

Depuis 1919, et jusque dans les années 1950, la majorité de l’émigration des Ichelhin vers la France se fait en fraude à cause des diverses restrictions administratives mises en place pour garder une main d’œuvre abondante et peu chère pour les multiples travaux des colons au Maroc.

Durant cette longue période, depuis le Maroc, seules les domestiques, les acrobates (les adeptes de Sidi Hmed Ou Moussa, très recherchés par les cirques et les music-halls européens) et les marabouts (igurramen) sont autorisés à voyager en France.

Ces derniers organisent alors de véritables ziyara[8], ou tournées d’aumône, qui consiste à faire le tour de France des principales colonies d’ouvriers ou de mineurs ichelhin pour recevoir un don en échange de la baraka (flux divin et bénéfique) de leurs ancêtres. A cette occasion, les Ichelhin donnent de bon cœur et selon leur possibilité quelques francs à ces visiteurs intéressés.

Ces dons en argent se font à l’occasion de ce qu’un fonctionnaire français appelle une « ouâda »[9] qui est un rassemblement d’Ichelhin dans un « café marocain » à l’occasion d’une fête religieuse mais aussi pour faire des collectes en argent afin de payer le billet de retour d’un frère indigent ou malade, ou de faire des dons aux marabouts, cherfa (principalement du Tazeroualt, descendant de Sidi Hmed Ou Moussa) ou autre chef de zaouïa en tournée de ziyara. Ces rassemblements sont aussi l’occasion de prendre des nouvelles du Sous et se conclus souvent par un concert de musique et de chants du pays[10].

Malheureusement, il y avait d’autres visiteurs qui s’imposaient sans vergogne et à qui les Ichelhin de France devaient, forcés et contraints, faire des dons en argent. Ces tristes personnages étaient les caïds des tribus d’origines de nos immigrés ; ils étaient souvent accompagnés ou suivis par d’autres petits fonctionnaires qui profitaient de leurs proximités avec « l’autorité de contrôle » personnifié par l’officier du Bureau des Affaires indigènes. Ainsi de ce petit secrétaire-interprète du tribunal coutumier d’Anzi qui menace des Ichelhin de la région parisienne de ne plus délivrer les documents nécessaires à l’obtention des passeports ou encore de jeter en prison des membres de leurs familles restés au village s’ils refusent de lui remettre de l’argent. De leurs côté, les caïds, qui ont un pouvoir de nuisance autrement plus important, se font non seulement remettre des sommes d’argent importantes mais c’est quasiment sans bourse déliée qu’ils accomplissent leur « tour de France » puisqu’ils sont logés et nourris à chaque étape par leurs « frères » dans les villes ouvrières et minières où ils font halte.

Les Ichelhin de Paris n’hésitent pas à se plaindre auprès des instances françaises chargés des affaires « nord-africaines » qui prennent le problème très au sérieux :

« Il est certain qu’il faut mettre une fin dès l’an prochain à ces ziarras, très impopulaires chez les chleuhs sauf chez quelques-uns qui y trouvent leur intérêt. Nombre d’entre eux sont venus se plaindre soit au Colonel Justinard, soit à l’Office du Maroc. On ne peut vraiment pas tolérer que les Chefs Indigènes continuent à mettre en coupe réglée des gens qui peine tant pour mettre un peu d’argent de coté et à qui on vient ainsi extorquer toute une paye de quinzaine »[11].

S’il n’est pas surprenant de voir les Ichelhin se plaindre à Léopold Justinard qui les fréquente régulièrement depuis des années, il faut se demander si leur choix d’un officier à la retraite[12] est bien pertinent et efficace. D’après ceux qui l’ont approché, il semblerait bien que oui. Le fait de sa proximité avec les communautés ouvrières tachelhitophones de Paris et sa région, faisait de lui, même après sa retraite, un incontournable spécialiste du « Maroc berbère » et un « conseiller qualifié, sinon toujours écouté » de l’administration du Protectorat qui pouvait faire pression sur lesdits caïds (A.H., 1959 : 62).

Son image d’agent politique de la Résidence était telle que, dans les années 1940, certains de ses voisins français de Salé, où il résidait au Maroc, l’évitaient de peur de se voir accrocher l’étiquette d’indéfectible serviteur du Protectorat :

« Sa qualité d’officier le rendait un peu suspect aux jeunes musulmans de Salé, et je ne voulais pas, en le fréquentant, donner à ceux qui avaient confiance en moi, l’occasion de me suspecter moi aussi (la situation d’un esprit indépendant était souvent délicate dans une médina) » (Germain, 1960 : 298)

Très diminué depuis un terrible accident d’avion, Léopold Justinard n’est plus apte à remplir son métier de soldat. Et en 1929, il est nommé à la Section sociologique de la Direction des Affaires indigènes à Rabat. Un an après son installation dans la haute administration centrale du Protectorat, il est nommé à la tête de ce service en lieu et place d’Edouard Michaux-Bellaire qui vient de disparaitre.

Durant cette période, il rédige de nombreux travaux sur le Sous, dont certains seront publiés par la suite. Sa façon de travailler l’amène à rapporter des témoignages et des anecdotes qu’il observe au sein de la communauté des immigrés ichelhin de Paris. Ainsi d’un petit fascicule, La religion dans le Sous, qu’il rédige en 1933 pour les officiers en avant-poste dans le Sous dont il est intéressant de citer, à ce propos, ce passage :

« Voici une conversation entendu dans un tramway de la banlieue de Paris entre deux chleuhs qui ne pensaient guère être compris. Tous deux en vêtements d’ouvriers, l’un portait la calotte en simili-astrakhan qui est en France l’indice à peu près certains des marocains ayant un certain caractère religieux : dévots (ifqiren) se réunissant pour prier en commun, pèlerins [de] retour de la Mecque, marabouts en tournées de ziara. Le bonnet d’astrakhan disait à son camarade : il faut que les ouvriers paient. Il faut les y engager. L’autre disait que les temps sont durs. Alors cette réponse admirable : ‘‘Ceux qui ne voudront pas payer, dis-leur qu’on ne fera pas la prière sur eux, s’ils meurent’’. Le pilier d’or… »[13]

Pour en revenir aux services administratifs spécifiques (Bureaux nord-africain et Office du Maroc essentiellement) qui ont pour charge de « gérer » les immigrés ichelhin en France, leur but principal est de surveiller et de réprimer le cas échéant toute velléité syndicale ou politique au sein de leurs colonies mais aussi de veiller à ce que d’opportunistes profiteurs ne viennent leur soutirer quelque argent comme nous l’avons vu plus haut.

On peut ainsi signaler cet autre exemple d’un descendant de Sidi Hmed Ou Moussa qui s’est produit dans les petites communautés d’Ichelhin de France avec une troupe de chanteuses professionnelles (dont la célèbre taraïst Mbarka Oultznit) pour divertir et soulager la misère de ces hommes seuls et qui souleva une forte réprobation des administrateurs français qui ne pouvaient que constater que :

« [Cette tournée féminine] a créé du trouble et des scandales dans les colonies d’ouvriers marocains en France, en leur faisant dépenser beaucoup d’économies qui auraient certes été mieux employées ailleurs »[14]

Pour l’anecdote et pour souligner encore les liens que Léopold Justinard a su garder avec l’administration de Rabat qui fait appel à lui dès que la question des Ichelhin ou d’un Achelhi est à traiter, je cite ici ce cours passage d’une note concernant le projet de création d’une grande médersa à Tiznit et le problème du choix de son futur directeur :

« Au cours d’une des récentes conversations avec le Colonel Justinard, celui-ci a mis en avant le nom de Si Moktar Soussi : les objections à cette candidature sont bien connues, à l’encontre on pourrait penser que Si Moktar, pourvu d’une ‘‘bonne place’’, perdra de sa virulence nationaliste et que le fait d’avoir une situation officielle à proximité de son frère le Cheikh Derqaoui d’Aglou y aidera également. […] Si l’autorité supérieure retient le principe de cette proposition, il serait désirable qu’elle demande au Colonel Justinard, de bien vouloir se charger de la mission, de venir examiner sur place les données du problème, et de pressentir les candidats possibles »[15].

Léopold Justinard vivra dans la médina de Salé jusqu’en 1956, date à laquelle, pour des raisons familiales, il revient en France pour s’installer dans le 12ème arrondissement de Paris. Durant toute sa période marocaine, chaque été, il retournait en France où il ne manquait jamais de rendre visite à ses connaissances du Sous installés en région parisienne.

Les plus réguliers contacts qu’il a alors sont de vieilles connaissances de l’époque où il était en poste à Tiznit de 1916 à 1921. Il s’agit principalement d’hommes originaires des Ida Oubaaqil et des Aït Brayyim, deux tribus toutes proches de la cité de Tiznit (Justinard, 1953 : 81).

Il rendait ainsi très souvent visite à un de ses vieux amis d’Ouijjan (Ida Oubaaqil), établis à Nanterre, rue du Chemin de Fer (aujourd’hui rue Maurice Thorez) : Hmed Ou Tayeb. Celui qui lui avait fait découvrir ces « colonies d’immigrés », en 1928, était lui aussi originaire d’Ouijjan. C’était un descendant de Sidi Hmed Ou Moussa, un lettré du nom de Boujemaa qu’il fit entrer avec lui en France où il rejoignit un petit groupe d’Ida Oubaaqil de Villetaneuse qui lui trouvèrent rapidement une embauche en usine.

Régulièrement donc, durant les périodes estivales, Léopold Justinard empruntait les lignes de bus et de tramway pour rejoindre ses amis ou bien il les recevait chez lui à Pont sur Seine :

« L’an passé [en 1930], dans un petit village de Champagne, au bord de la Seine, il fallait voir quelques chleuh d’Ouijjane, ouvriers d’usines à Paris, libérés par le « pont » du 14 juillet, manier avec vénération un poignard et un sabre qui ont appartenu à Sidi Mohamed Ou Lhaoussine[16] » (Justinard, 1933 : 7)

Durant ces visites, Justinard recueille leurs doléances et leurs plaintes pour les faire suivre aux administrations concernées comme nous l’avons déjà vu. Il les aide aussi à remplir correctement leurs documents administratifs.

Il n’hésite pas aussi à offrir son aide financière lorsqu’il le souhaite, notamment pour son ami Moulay Messaoud (originaire des Ida Gounidif) à qui il prêtera le capital de départ nécessaire pour ouvrir une épicerie dans le quartier parisien de la Chapelle. Mais n’ayant pas vraiment la bosse du commerce son affaire vivote et il ne remboursera jamais le prêt que lui avait accordé Justinard. Ce dernier ne lui en voulut jamais pour cette faiblesse financière qui lui interdisait d’honorer sa parole[17]. D’ailleurs, cela ne l’empêchera pas de proposer encore un soutien financier à un autre Achelhi, arrière petit-fils de son grand ami d’Ouijjan, Moulay Omar. Mais cet Achelhi déclinera l’offre de Justinard qui se proposait de lui apporter les fonds nécessaires à l’achat d’un café à Saint Denis[18].

Léopold Justinard ressent beaucoup d’empathie pour les Ichelhin qu’il côtoie et dont il connait la vie difficile de l’exil, le travail pénible dont « les ouvriers français ne tiennent pas volontiers » auquel s’ajoute une fois l’année le jeûne religieux accomplis avec abnégation :

« J’admire, en ces dures journées de Ramadan de plein été, ces ouvriers d’usine qui, après la journée de travail pénible dans une fonderie : chaleur du jour, chaleur du four, n’ayant mangé, bu ni fumé depuis l’aurore (4 heures du matin), attendent 9 heures du soir pour rompre le jeûne. Et qui, un peu plus tard, rassemblés autour du plateau à thé consolateur, trouveront le moyen de soupirer sur le ‘‘guenbri’’[19] ce tendre vers, à la pensée de ceux restés au pays, pour lesquels ils viennent travailler ici » (Justinard, 1951b : 86)

De ses nombreuses visites dans les foyers parisiens de ses amis tachelhitophones, il recueille comptines, vers poétiques et proverbes dans lesquels il admire la sagesse populaire qui s’en dégage.

Justinard n’est pas un stérile collectionneur de cette poésie exotique. Il sait utiliser avec beaucoup d’à-propos les maximes qu’il a appris et aimés ainsi, lors d’une conversation à Nanterre avec des Ichelhin, pour expliquer l’inexpérience politique de Mohamed V qui conduisit au détournement de l’avion marocain qui transportait, en octobre 1956, Ben Bella et les principaux dirigeants du F.L.N. par les autorités françaises d’Alger, il cite le proverbe suivant :

« Suq izwarn, Berka, usinas awulk »

« A son premier marché, Berka, on lui a volé son sac »

Il note aussi l’utilisation particulière des Ichelhin d’images du monde rurale pour se déplacer dans le monde urbain et industrieux de Paris. Il nous explique ainsi le cheminement de pensée qui a conduit certains Ichelhin à utiliser l’image de la fourche pour désigner le tramway qu’ils empruntent pour rentrer chez eux après une dure journée de labeur :

« ‘‘Achaouch’’, c’est la fourche à deux dents, aidant à supporter les épines sèches de jujubier ‘‘azeggoua[r]’’, le plus souvent qui forment les haies ‘‘ifrig’’ ou ‘‘aloutim’’. Achaouch, c’est donc l’image d’un A renversé. Il y avait un jour un Chleuh qui attendait, près de la gare de l’Est, le tramway de Pierrefitte. Or, il y en a deux qui vont par là : 11 A et 11 B. ‘‘Mon tramway, dit le Chleuh, c’est le ounz achaouch’’. Il voulait dire le 11 A. c’est un exemple naïf de la façon ingénieuse dont ils savent utiliser chez nous les mots de leur langage » (Justinard, 1930 : 126)

L’une des raisons de l’amitié et de l’empathie que Léopold Justinard ressent envers les Ichelhin ouvriers de la région parisienne est qu’ils lui rappellent ses coreligionnaires champenois. La Champagne, dont est originaire Justinard, est encore une région très pauvre à l’époque, ses habitants sont pour la grande majorité des petits paysans dont beaucoup, comme les Ichelhin, sont contraints à émigrer vers les grandes villes pour subvenir à leurs besoins. Ce n’est qu’après 1945 que le développement intensif de la céréaliculture amènera une certaine aisance pour la paysannerie locale[20].

En suivant les histoires et anecdotes que Justinard nous rapporte de ses rencontres avec les Ichelhin de la banlieue parisienne, on découvre l’ancienneté et la durée de leur présence dans certains lieux. Ainsi, lorsqu’il nous rapporte la discussion qu’il a eu avec deux aït brayyim dans un « bistro qui fait le coin de l’avenue des Grésillons » (Justinard, 1953 : 82), à deux pas de la place Voltaire qui est aujourd’hui un des hauts lieux de la présence commerciale des Ichelhin.

Je ne peux finir cet article que sur cette dernière remarque de Justinard au sujet de la prononciation particulière des immigrés ichelhin pour les noms de ville et de rue qu’ils déformaient joliment (Justinard, 1949b : 120) et qui rappelle à moi et à tous les enfants de ces Ichelhin de jolis souvenirs. Ils parlaient ainsi de Lantir pour Nanterre, Bittu pour Puteaux, Jenbil pour Gennevilliers, Kerbebbwa pour Courbevoie, Arwey pour Rueil-Malmaison…

 

Bibliographie

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Justinard (Léopold), « Souvenirs d’un officier de la Mission Militaire française au Maroc (1911-1912) », Cahiers Charles de Foucauld, 16, 1949 : 117-128.

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Justinard (Léopold), « Folklore des Berbères marocains », Hommes et Mondes, 63, 1951 : 82-90.

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Queffélec (Ambroise), Derradji (Yacine), Debov (Valéry), Smaali-Dekdouk (Dalila), Cherrad-Benchefra (Yasmina), Le français en Algérie : lexique en dynamique des langues, Bruxelles, Editions Duculot, 2002.

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Ray (Joanny), Les Marocains en France, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938.


[1] En hommage à Pierre Justinard, fils de Léopold Justinard et dernier de la lignée familiale qui nous a malheureusement quitté le 18 octobre 2011.
[2] Pour plus d’information sur le parcours passionnant de ce personnage, voir l’ouvrage qui lui est consacré : Léopold Justinard, missionnaire de la tachelhit (1914-1954). Quarante ans d’études berbères, Saint Denis, Bouchène, 2007.
[3] Entretien avec Moulay Abella, Bagneux le 21 novembre 2008 (traduction personnelle).
[4] Le Haut Comité méditerranéen (H.C.M.) est une structure créé en 1935 à Paris pour gérer, au niveau régional, les « problèmes » de l’ensemble des protectorats et colonie française de l’Afrique du Nord.
[5] Entretien avec Pierre Justinard, Paris le 12 août 2009.
[6] Entretien avec Pierre Justinard, Paris le 23 avril 2003.
[7] S.H.A.T., Direction de l’Intérieur, Emigration marocaine vers la France, Rabat le 27 avril 1954, 3H2179.
[8] Ces tournées, qui portent le nom de ziyara, désigne à la fois des visites pieuses que font les croyants sur les tombeaux des saints ou des visites à des personnages vivants auxquels on reconnaît leur statut de « béni de Dieu », mais aussi les tournés de quêtes que font parfois les igurramen, les cherfa ou les chefs de confréries auprès des fidèles.
[9] Le terme de « ouâda » (waɛda) utilisé ici par le fonctionnaire français est tiré de l’arabe algérien, il désigne un « repas rituel organisé en l’honneur d’un saint » (Queffélec, 2002 : 449). Dans le contexte de l’immigration et pour les fonctionnaires chargés de la surveillance des nord-africains, il sert à désigner tout rassemblement important de Maghrébins organisés dans le but de faire un don collectif en argent pour une tiers personne.
[10] S.H.A.T., Anonyme, Note au sujet de tournées de ziaras faites par des chefs indigènes en France pendant l’année 1938, Paris le 12 octobre 1938, 3H2179.
[11] Ibidem.
[12] En 1938, Le colonel Justinard est à la retraite depuis un an à peine.
[13] S.H.A.T., Lieutenant-colonel Justinard, Chef de la Section sociologique, La religion dans le Sous, 1933, 3H2162.
[14] S.H.A.T., M.Boyer, Directeur de l’Office du Maroc à Marseille, Moulay Aïssa et Moulay Ahmed du Tazeroualt, Marseille le 12 mars 1938, 3H2162.
[15] S.H.A.T., Anonyme, Note sur l’établissement d’une medersa à Tiznit, sans date [vers 1945], 3H2162.
[16] Chef de la Maison d’Iligh (Tazeroualt) à l’époque, fils du célèbre el Housseyn Ou Hachem qui tint tête à Moulay Hassan.
[17] Entretien avec Pierre Justinard, Paris le 12 octobre 2007.
[18] Entretien avec Moulay Abella, Bagneux le 11 novembre 2008.
[19] La petite guitare à deux cordes (Note de Justinard).
[20] Entretien avec Pierre Justinard, Paris le 12 août 2009.

dimanche 25 décembre 2011

Aux origines de Tiznit : contes et médisances

Je me propose de faire ici un bref survol de la légende fondatrice de la cité de Tiznit qui s’est développé autour de l’image de la fameuse Lalla Zniniya. L’importance de cette noble dame s’affirme de plus en plus à nous, en particulier en ce moment où la revalorisation touristique de la cité n’hésite pas à faire appel à elle pour dynamiser son attrait touristique.

Un retour aux origines s’imposait donc à nous. Il s’agit d’essayer de découvrir et de comprendre l’origine de cette légende. Pour cela, j’analyserai les versions écrites et orales de l’histoire de cette sainte avant de les confronter l’une à l’autre pour tenter d’évaluer l’authenticité ou non d’une telle légende.

Plusieurs versions ayant pour sujet la fondation de Tiznit existent, aussi bien dans la culture orale que dans de vieux manuscrits. Pour résumer, on doit la découverte de la source à une femme qui « était connue pour sa mauvaise conduite. Elle vécut longtemps de cette façon, amassant de grands biens. Quand Dieu voulut lui pardonner ses pêchés, il fit descendre le repentir dans son cœur. Elle se repentit d’un cœur sincère, pleura ses pêchés et s’expatria jusqu’à ce qu’elle arriva au lieu où est bâti Tiznit »[1].

Dans les versions écrites, c’est elle seule qui découvre la source alors que dans les versions orales c’est à sa chienne que l’on attribue cette découverte. Cette sainte, connue actuellement sous le nom de Lalla Zniniya, a son tombeau dans la mosquée des Ida Oukfa (timzgid n Ida Ukfa) où elle est l’objet de nombreuses visites pieuses de la part des habitants.

Intéressons-nous, dans un premier temps, à la version écrite de cette légende fondatrice.

Une première remarque tout d’abord, indéniablement, le nom de la sainte, Zniniya, est une arabisation du nom de la cité : Tiznit. Il s’agit ici de l’œuvre d’amoureux de la langue arabe, de telba originaires des tribus ennemies de celle des Aït Tznit qui cherchent à ternir l’ascendance de leurs adversaires. Cette façon de faire, par des hommes habitués à voir la vie et le monde qui les entourent à travers le prisme de la religion et à la commenter par le biais de la langue qui la véhicule (l’arabe), ne nous parait pas très étonnante.

Pour ces telba, la démonstration est simple. En arabe littéraire, le terme de « zina » désigne l’adultère ; ce mot est passé dans l’arabe dialectal (darija) sous la forme « zna » avec le sens général de fornication.

Donc, en suivant cette étymologie particulière, les habitants de Tiznit seraient alors des « ouled zina » (adultérins)[2] en arabe littéraire ou des « ouled zna » (enfants du pêché) en darija.

Ceci est le résultat d’une curieuse logique, celle de vouloir à tout prix expliquer l’étymologie de nom ou de toponyme amazigh par le biais de la langue du Coran.

Le cas de Tiznit n’est pas unique, j’en veux pour exemple une autre étymologie de ce genre qui s’est développée autour du nom de Taroudant.

Pour cette cité en effet, d’autres lettrés proposent différentes hypothèses. Tout d’abord, ils avancent le postulat que Taroudant serait la forme amazighisée d’un nom arabe originale qui serait Roudana. Deux explications étymologiques sont habituellement avancées alors : la première avance que Roudana signifierait « fer de lance », la seconde que Roudana serait une forme féminine du terme « roud » que l’on peut traduire en français par le terme de jardin ou de cimetière. Les lettrés surnomment d’ailleurs cette cité par le nom de Roudanat Cham c'est-à-dire le « jardin du croissant fertile » ou encore le « jardin de la terre promise »[3].

A des milliers de kilomètres du Sous, en plein cœur du désert du Sahara, on retrouve un peu cette facilité à expliquer les choses par le biais de la langue arabe et ce, là aussi, à partir de la même racine : « zina ». Les populations amazighophone du Mzab algérien avance que le terme que les Arabes utilisent pour désigner leur langue maternelle, znatiya, est une « dénomination injurieuse (zenatia, suivant eux, voulant dire adultère !) »[4]. Ils expliquent cette hostilité des tribus arabes par le fait qu’ils pratiquent un islam ibadhite d’où cette condamnation des musulmans malékites.

On peut aussi supposer que c’est le rapprochement du terme « znata » (ou znatiya pour la langue), désignant certaines populations amazigh, au mot arabe « zna » (ou zina) qui est à l’origine d’un rejet général et unanime des Zénètes (Znata) au Maroc. En effet, on note que :

« Les appellations de znati, aznati sont des termes de mépris signifiant : homme de basse origine, individu dont la famille ne compte ni chérifs, ni marabouts. Les Berbères du Sous se défendent d’être Zénètes, ils disent : ur gigh aznati ula gigh asuqqi, je ne suis ni Zénète, ni descendant d’esclaves »[5].

De son côté, Emile Laoust nous donne aussi un autre exemple de ce profond mépris pour tout ce qui se réfère aux Zénètes : « L’ethnique znati de forme arabe s’applique parfois au Maroc à des Juifs », c'est-à-dire à des citoyens de seconde zone[6].

A deux endroits très éloigné l’un de l’autre (Sous marocain et Mzab algérien), nous avons donc ici l’exemple de deux cas où un terme amazigh, après avoir subi une arabisation de sa forme (zniniya pour tiznit et znatiya pour janat ou djanat[7]), est dénigré car rattaché à une racine arabe à la définition peu flatteuse !

Comment comprendre cette façon de faire ? Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, il faut souligner la place de la langue arabe en tant que langue de référence cultuelle et culturelle. La tachelhit n’est vue que comme un simple dialecte, comme une sorte de parlé destiné uniquement aux simples et pauvres d’esprit et non comme une langue à part entière. C’est ainsi par exemple que, dans les années 1950, un talb, lui-même tachelhitophone, nous présente Tiznit et ses habitants :

« Belhaq agwns lmdint ur yastwa, illa sul gis ugdrur d izran d irkan. Id bab-ns gan kullu aghar Ichelhin, gan sul lghwcma waxxa nit lemden ad sawalen s ta3rabt (En vérité, l’intérieur de la cité n’est pas très bon, il y a toujours beaucoup de poussière, de pierres et d’immondices. Ses habitants sont tous des Ichelhin, ils sont encore gens simples et naïfs bien qu’ils aient commencé à apprendre à parler l’arabe) »[8].

Penchons-nous à présent sur la version orale de cette légende fondatrice.

En nous intéressant d’un peu plus près aux différentes légendes qui gravitent autour des découvertes des sources dans la région de Tiznit, on note que l’image de la chienne est centrale. En effet, dans la région, de nombreuses sources ont la réputation d’avoir été découvertes par une chienne[9].

Ainsi, celle d’El Aouina a été découverte par la chienne d’un berger[10] et celle d’Agjgal du Tazeroualt, par la chienne d’un chasseur[11]. Dans une des versions de la légende de la source de Tiznit, recueillie sur place en 1917 par un militaire français, on retrouve la chienne d’un mystérieux chasseur, qui serait l’« ami », le « compagnon » de Lalla Zniniya[12].

Dans ces récits mythiques, la place du chien, habituellement « synonyme d’impureté et de souillure »[13], est prépondérante. En l’occurrence ici, il s’agit à chaque fois d’une femelle. C’est la chienne qui découvre et qui guide l’homme (chasseur ou berger) vers la source, vers la vie. La chienne est donc ici synonyme de fécondité, de plus, il faut signaler qu’il n’y a pas une mythologie dans le monde « qui n’ait associé le chien […] au monde du dessous, aux empires invisibles que régissent les divinités chtoniennes »[14]. C’est en effet du sous-sol obscur et mystérieux que surgit l’eau vivifiante.

On peut supposer que la légende originale de la découverte de la source de Tiznit ne faisait référence qu’à un chasseur accompagné de sa chienne. Ce n’est que plus tard, sous l’influence d’écrits de telba ennemis de Tiznit, basés sur une explication étymologique pour le moins surprenante, que le personnage disparaît peu à peu pour laisser place à l’image d’une femme repentie : Lalla Zniniya. L’image de la chienne a notamment été complètement occultée des versions écrites mais persiste encore dans les versions orales.

Autour du nom de Tiznit donc, s’est édifiée une légende ancienne et persistante qui jette sur la cité et ses habitants l’opprobre d’une origine honteuse.

Comme le rapporte Segonzac, cette fable fut « inventée sans doute par des voisins jaloux »[15].

Dans la société tribale de l’époque, il était de règle qu’une tribu en dénigre une autre, ainsi les « ennemis des Aït Ba Amran les font descendre d’un ‘‘hartani’’ de Timezlit [El Maader], nommé naturellement Ba Amran »[16].

A ce propos, une petite parenthèse s’impose : pour protéger leur source, les Aït Tznit ont dû longtemps lutter contre les convoitises des tribus voisines. C’est dans ces combats que les fractions qui forment les Aït Tznit ont forgé leur cohésion, face à l’ennemi du dehors : « ils ont formé un amalgame cohérent et ont pris une mentalité nettement caractérisée, mentalité tenue en basse estime par leurs voisins »[17]. Il va sans dire que ce dernier jugement de valeur est celui de voisins avides et envieux.

Mais comment donc comprendre que cette étymologie des ennemis de Tiznit ait eu un tel succès auprès même des habitants de Tiznit ?

La place de la langue arabe, langue de la religion, étant devenu incontournable, les telba de Tiznit ont repris l’image d’une femme de mauvaise vie, mais ils ont créé une suite à cette histoire en ajoutant et en développant une seconde partie où la femme se repentie et atteint ainsi le statut de sainte révérée, d’où son nom actuelle de Lalla Zniniya.

Tout ce que je viens de dire n’est que le résultat d’une recherche sur le terrain où je me suis efforcé de confronter les traditions orales aux anciens écrits des telba. Il ne s’agit là que de mes conclusions personnelles que chacun pourra contester.

Tout ce que l’on peut dire avec certitude c’est que, si l’étymologie exacte de tiznit demeure incertaine[18], le toponyme en tant que tel est plus répandu qu’on ne le pense. Il existe ainsi, dans la région, un village du nom de Tiznit Oumazzer dans la montagne des Ida Oubaaqil (fraction Aït Issaffen)[19]. On trouve aussi dans la région de Taroudant, sur les versants méridionaux du Haut-Atlas, un autre village qui répond du nom de Tiznit, dans la tribu des Aït Iggas (fraction Aït Tergoua)[20].

A ma connaissance, dans ces deux villages, il n’y est pas fait mention d’une légendaire Lalla Zniniya ; il serait intéressant d’effectuer un travail de terrain sur place pour recueillir ce qui se dit localement sur les origines et l’étymologie du nom de ces deux villages.

Nous avons souligné dans ce texte l’importance de la langue arabe en tant que langue de culture qui a conduit à la naissance de la légende de Lalla Zniniya. Cet état de chose est renforcé aujourd’hui avec l’utilisation de l’image de la sainte femme en tant que porte-drapeau de la cité dans les différents dépliants touristiques chargés de promouvoir la cité. Il serait intéressant d’observer dans les années à venir si, avec l’appui de nouveaux travaux de recherche sur ce sujet et le développement de l’affirmation de la langue et de l’identité amazigh, cette légende, aux anciennes mais fragiles fondations, résistera ou sera battu en brèche par la movida amazigh.


Bibliographie.

CHEBEL (Malek), Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 2000.
CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Lafont, 1979.
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DUGARD (Henry), La colonne du Sous, Paris, Perrin, 1918.
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JORDAN (Antoine), Dictionnaire Berbère-français, Rabat, Omnia, 1934.
JUSTINARD (Léopold), « Notes sur l’histoire du Sous au 16ème siècle », Archives marocaines, (29), 1933.
LAOUST (Emile), Contribution à une étude de la toponymie du Haut-Atlas, Paris, Geuthner, 1942.
MONTEIL (Vincent), Notes sur Ifni et les Aït Ba Amran, Paris, Larose, 1948.
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PASCON (Paul), La Maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, SMER, 1984.
ROUX (Arsène), La vie berbère par les textes, Paris, Larose, 1955.
Secrétariat Général du Protectorat, Répertoire des tribus, Casablanca, Imprimeries Réunies, 1939.
SEGONZAC (René de), « Le Sud marocain », Afrique Française, mai-juin 1917.
TEDJINI (A.B.), Dictionnaire français-marocain, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1939.

S.H.A.T., Lieutenant BENCHEIKH, Fiche de la tribu des Ahl Tiznit, 1951, 3H2155.
S.H.A.T., Anonyme, Tribu des Ida ou Baquil, Anzi le 20 février 1953, 3H2009.



[1] JUSTINARD (Léopold), « Notes sur l’histoire du Sous au 16ème siècle », Archives marocaines, (29), 1933, p. 180.
[2] TEDJINI (A.B.), Dictionnaire français-marocain, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1939, p. 6.
[3] GUILLEMET (F.), « Une mission d’études économiques au Sous », Afrique Française, décembre 1927, p. 484.
[4] MOULIERAS (Auguste), Les Beni Isguen (Mzab). Essai sur leur dialecte et leurs traditions populaires, Oran, Petit Fanal, 1895, p. 3.
[5] DESTAING (Edmond), Etudes sur la tachelhit du Sous. Vocabulaire français-berbère, Paris, Leroux, 1920, p. 300.
[6] LAOUST (Emile), Contribution à une étude de la toponymie du Haut-Atlas, Paris, Paul Geuthner, 1942, p. 127.
[7] « […] nous sommes berbères, zénètes : necni didjanaten ; je suis zénète : netc uadjana (ou) djana ; elle est zénète : nettat djanat, f.p. tijanatin – (Metmata), je sais le berbère : ssnegh djanat », dans DESTAING (Edmond), Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni Snous), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 374.
[8] ROUX (Arsène), La vie berbère par les textes, Paris, Larose, 1955, p. 91 (traduction personnelle).
[9] On trouve aussi l’image de la chèvre pour certaines sources de la région comme pour Talaïnt des Ouled Jerrar ou pour Aghbalou de Mast.
[10] Témoignage d’El Housseyn, originaire d’El Aouina, Tiznit le 27 octobre 2009.
[11] PASCON (Paul), La Maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, SMER, 1984, p. 29.
[12] DUGARD (Henry), La colonne du Sous, Paris, Perrin, 1918, p. 102.
[13] CHEBEL (Malek), Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 2000, p. 96.
[14] CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Lafont, 1979, p. 239.
[15] SEGONZAC (René de), « Le Sud marocain », Afrique Française, mai-juin 1917, p. 132.
[16] MONTEIL (Vincent), Notes sur Ifni et les Aït Ba Amran, Paris, Larose, 1948, p. 31.
[17] S.H.A.T., Lieutenant BENCHEIKH, Fiche de la tribu des Ahl Tiznit, 1951, 3H2155.
[18] Si l’on en croit Jordan, le terme de « tiznit » ou « tisnit » désignerait une « corbeille », dans JORDAN (Antoine), Dictionnaire Berbère-français, Rabat, Omnia, 1934, p. 144.
[19] S.H.A.T., Anonyme, Tribu des Ida ou Baquil, Anzi le 20 février 1953, 3H2009.
[20] Secrétariat Général du Protectorat, Répertoire des tribus, Casablanca, Imprimeries Réunies, 1939, p. 836.