« Le surnom de
« capitaine chleuh » que les Berbères lui ont donné, est celui sous
lequel le colonel Justinard est connu aussi bien dans le Sous que dans les
milieux ouvriers marocains de la banlieue parisienne » (Justinard, 1949a :
60)
Léopold
Justinard (1878-1959) est un officier français qui a fait presque toute sa
carrière militaire au Maroc. Très tôt, il s’intéresse à l’étude de la
tachelhit, langue berbère usitée par les soldats marocains qu’il a en charge à son
arrivée à Fès en 1909. Durant sa longue carrière de berbérisant émérite, il
rédigea de nombreux articles, manuel et autres ouvrages de référence sur la
langue et la culture des Ichelhin[2].
Tout
au long de sa vie, il gardera contact avec les communautés tachelhitophones qu’il
croise dans le Sous ou dans les groupes d’immigrés installés à Rabat ou en
région parisienne.
Le
Sous, pays où la pluie se fait rare la plupart du temps, est un pays
d’émigration qui chaque année jette sur les routes, aujourd’hui encore, une
pléthore de jeunes hommes qui n’ont pour vivre que la force de leurs bras.
C’est
vers 1908 que les premiers Ichelhin, depuis Oran, émigrent en France pour
s’employer dans l’industrie métallurgique nantaise (Cegarra, 1999 : 37)
mais il faudra attendre les débuts de la Grande Guerre pour que le mouvement
s’accélère, s’intensifie et se pérennise d’une certaine manière.
Pendant
longtemps dans le Sous, on a surnommé ces émigrés les « moineaux
d’Oran », « Igwdad n Wihran » en tachelhit. L’expression ne
s’explique pas seulement du fait que les Aït Sous avaient l’habitude d’émigrer
en groupe à la saison des moissons pour travailler (en compagnie des Rifains)
dans les grandes fermes des colons oranais mais plutôt parce qu’avec le développement
d’une émigration importante vers la France, celle-ci se fit principalement et
pendant longtemps par le port d’Oran.
Pour
illustrer cette émigration nouvelle vers ce pays d’où l’on ne revenait qu’avec
« beaucoup de biens » (Justinard, 1951a : 239), un poète du Sous
(Abidar n Toukart) chantait dans les années 1920 :
« Ad
ukan illan wazzan ik sa yyirn
Inna
Wihran a yasn d illan ḥ lɛaql »
« A
peine un enfant atteignait-il sept mois
Qu’il voulait
partir pour Oran »[3]
Pendant
les quatre longues années de la Première Guerre mondiale, c’est près de
quarante mille Ichelhin qui se relaient dans les industries d’armement pour
soutenir l’effort de guerre (Rivet, 1996 : 258). Avec la fin des combats
et le retour des militaires démobilisés aux usines, la demande en ouvriers
étrangers reculent brutalement pour reprendre doucement les années suivantes
jusqu’à la crise de 1929. Durant cette période, les immigrés, venus du lointain
pays du Sous, « se font apprécier dans le dur travail des usines qui
répugne beaucoup aux Français » (Justinard, 1951b : 86).
Il
faut souligner que, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondial, les
immigrés marocains en France sont composés à plus de 90% d’hommes du Sous,
d’Aït Sous. La plupart d’entre eux travaillent en France quatre ou cinq ans, le
temps pour eux d’économiser un petit pécule avant de rentrer au pays.
Cependant, on trouve déjà quelques rares cas d’immigrés qui, une fois arrivée
en France, emménage avec des Française avec qui ils vivent maritalement, ou en
concubinage, ont des enfants et ne cherchent plus à revenir au Maroc
(Justinard, 1953 : 86).
Jusqu’à
aujourd’hui, la majorité des Ichelhin se sont concentrés dans la banlieue
parisienne : en 1936, 60% d’entre eux se regroupent dans le seul
département de la Seine (Paris, Hauts de Seine, Seine Saint Denis et Val de
Marne). A l’époque, les principales raisons de cette concentration auraient été :
« 1°- […] la faveur spéciale
dont jouit la région parisienne auprès des Marocains qui y touchent des
salaires plus élevés que partout ailleurs en France ; 2° [...]
l’attraction exercée sur tout nouvel émigré (clandestin) par cette
agglomération où il se sent plus en sécurité, en raison du nombre des
communautés amies ; 3° [le] nombre sans cesse croissant des Marocains
vivant en ménages mixtes (en grande majorité irréguliers) et dont la
stabilisation est assurée, au moins pour un temps (travail de la femme, petit
commerce, allocations familiales, etc.), malgré les risques de chômage (Ray,
1937 : 298)
Dans
ces années là, un chanteur du Sous chantait ainsi l’enthousiasme ressentit pour
Paris, la ville lumière, et ses merveilles (Justinard, 1930 : 131) :
« Yan ur
ixalden Bariz, a ɛad, a winu
Zun
igh jju d ur ilul, a ɛad, a winu »
« Un
qui ne connait pas Paris, ô mon ami, en vérité
Mieux
vaudrait n’être jamais né, ô mon ami, en vérité »
Léopold
Justinard est l’un des touts premiers à s’intéresser aux regroupements des
immigrés ichelhin en région parisienne (1928) alors que quelques années plus
tard Louis Massignon se penchera sur les immigrés kabyles (1930). D’autres
emboiteront le pas à Justinard en cherchant à étudier et à comprendre cette
présence des Ichelhin à Paris comme Joanny Ray (1938).
Dès
ce premier article, Justinard dénonce le surnom méprisant dont le langage
populaire parisien affuble tous les immigrés maghrébins sans distinction :
sidi (Justinard, 1928 : 78). Parmi les étrangers en France, les
Nord-africains sont, déjà, sujets aux stéréotypes négatifs qui trahissent la
peur et le mépris qu’ils suscitent auprès des Français de l’époque.
Avec
les années 1930, les fortes restrictions administratives du Maroc et les
conséquences de la crise de 1929 restreignent considérablement les départs pour
la France. A tel point que, lorsque la reprise économique revient, le seul
moyen que les Ichelhin ont de se rendre en France est de passer par des réseaux
d’émigration clandestine, à leurs risques et périls, et qui les font aboutir au
port d’Oran d’où ils partent, en fraude, pour Marseille.
A
Rabat, vers la fin de l’année 1937, c’est en tant qu’expert de la question que
Justinard participe à une réunion traitant de la main d’œuvre marocaine en
France (Justinard, 1937b : 336). Cette réunion s’inscrivait dans la
préparation de la réunion du Haut Comité méditerranéen qui devait se réunir au
mois de mars de l’année suivante[4] et
qui devait traiter notamment des « problèmes
posés par la main d'œuvre nord-africaine en France ».
Il y explique,
notamment, que l’émigration correspond à une nécessité vitale pour les
habitants du Sous et défend l’idée de faciliter les démarches administratives
pour les Ichelhin souhaitant émigrer pour la France :
« […] la venue en France
régulière –et non plus en fraude- de quelque 10000 Chleuh, si elle n’est
pas la solution totale de ce problème [la misère du Sud] en est cependant un
élément » (Justinard, 1937a : 172)
De
1939 à 1942, les communications sont très difficiles entre le Maroc et la
France du fait de l’occupation allemande puis, suite au débarquement américain
au Maroc en 1942, Justinard n’a plus aucun contact avec l’hexagone jusqu’au
moment de la Libération[5]. A
son retour au pays, il bondit à chaque fois qu’il entend utiliser le nom de
« Chleuh » pour désigner péjorativement les occupants nazis. Il ne supporte
pas l’amalgame fait entre ces derniers et l’image des « milliers de
soldats chleuh [qui] sont morts pour la France dans [les] admirables régiments
marocains » (Justinard, 1926 : Introduction) et qu’il a lui-même
conduit aux combats durant la Grande Guerre, notamment en Champagne. « Ils
se sont battu pour nous ! » rappelait-il alors à tous ceux qui
avaient la bêtise d’utiliser la nouvelle expression devant lui[6].
Avec
la reconstruction de la France, aidé par les fonds américains du plan Marshall,
c’est le début de la période des trente glorieuses où l’industrie française est
constamment en demande de main d’œuvre. Peu à peu, les barrages à l’émigration
marocaine vers la France sont levés. La part des Ichelhin, dans cette
émigration, tombe alors en 1954 à 65% des effectifs totaux[7].
Justinard
se fait le relais du souhait des Ichelhin de se démarquer de la masse des
immigrés algériens sur lesquelles ils rejettent la cause de la mauvaise image
des Maghrébins auprès des populations françaises :
« On les confond dans la
masse des Nord-Africains, qu’ils sont en effet, et qui ont assez mauvais renom
parce qu’il n’est presque pas de jours où ne se lise dans les faits divers
quelque méfait de Nord-Africain. Mais il faut d’abord qu’on sache que, presque
jamais, ce n’est le fait d’un Marocain » (Justinard, 1951b : 86)
Au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les « Français musulmans
d’Algérie » sont en effet l’objet de nombreux fantasmes touchant notamment
à leurs « pratiques sexuelles ou délinquantes » (Blanchard, 2011 :
Introduction).
Les
causes de cette situation de xénophobie ambiante sont que différents textes de
lois promulgués de 1944 à 1947 ont été promulgués pour apporter une égalité
citoyenne, en métropole tout du moins entre Algériens et Français. Ces
successions de réformes, mises en place au lendemain de la Libération, ont été
entreprises dans le but de combattre les revendications politiques des
Algériens. On misait sur une politique « assimilationniste » pour
garder l’Algérie française. L’une des principales conséquences de cette
politique a conduit à la suppression de tout agrément de voyage entre les ports
algériens et français d’où un afflux massif d’immigrés algériens en quelques
années. En réaction à ce phénomène :
« des campagnes de presse
xénophobe [visèrent] les Algériens de France en 1947, 1949, 1952, en
particulier dans L’Aurore, et, dans une certaine mesure, Le Figaro
et France-Soir »
(Blanchard, 2007 : 6 et 12)
Les
Ichelhin, pour dénoncer cette injuste confusion dont ils souffrent selon eux,
utilisaient cette image poétique relevée par notre berbérisant et que ce
dernier explique par l’expression « Les bons paient pour les
mauvais » (Justinard, 1953 : 86) :
« Akcud iqqurn a iḥergn akcud izgzawn »
« C’est
le bois sec qui embrasent le bois vert »
Depuis
1919, et jusque dans les années 1950, la majorité de l’émigration des Ichelhin
vers la France se fait en fraude à cause des diverses restrictions
administratives mises en place pour garder une main d’œuvre abondante et peu
chère pour les multiples travaux des colons au Maroc.
Durant
cette longue période, depuis le Maroc, seules les domestiques, les acrobates
(les adeptes de Sidi Hmed Ou Moussa, très recherchés par les cirques et les
music-halls européens) et les marabouts (igurramen)
sont autorisés à voyager en France.
Ces
derniers organisent alors de véritables ziyara[8],
ou tournées d’aumône, qui consiste à faire le tour de France des principales
colonies d’ouvriers ou de mineurs ichelhin pour recevoir un don en échange de
la baraka (flux divin et bénéfique)
de leurs ancêtres. A cette occasion, les Ichelhin donnent de bon cœur et selon
leur possibilité quelques francs à ces visiteurs intéressés.
Ces
dons en argent se font à l’occasion de ce qu’un fonctionnaire français appelle
une « ouâda »[9]
qui est un rassemblement d’Ichelhin dans un « café marocain » à
l’occasion d’une fête religieuse mais aussi pour faire des collectes en argent
afin de payer le billet de retour d’un frère indigent ou malade, ou de faire
des dons aux marabouts, cherfa (principalement
du Tazeroualt, descendant de Sidi Hmed Ou Moussa) ou autre chef de zaouïa en
tournée de ziyara. Ces rassemblements sont aussi l’occasion de prendre
des nouvelles du Sous et se conclus souvent par un concert de musique et de
chants du pays[10].
Malheureusement,
il y avait d’autres visiteurs qui s’imposaient sans vergogne et à qui les
Ichelhin de France devaient, forcés et contraints, faire des dons en argent.
Ces tristes personnages étaient les caïds des tribus d’origines de nos
immigrés ; ils étaient souvent accompagnés ou suivis par d’autres petits fonctionnaires
qui profitaient de leurs proximités avec « l’autorité de contrôle »
personnifié par l’officier du Bureau des Affaires indigènes. Ainsi de ce petit
secrétaire-interprète du tribunal coutumier d’Anzi qui menace des Ichelhin de
la région parisienne de ne plus délivrer les documents nécessaires à
l’obtention des passeports ou encore de jeter en prison des membres de leurs
familles restés au village s’ils refusent de lui remettre de l’argent. De leurs
côté, les caïds, qui ont un pouvoir de nuisance autrement plus important, se
font non seulement remettre des sommes d’argent importantes mais c’est
quasiment sans bourse déliée qu’ils accomplissent leur « tour de
France » puisqu’ils sont logés et nourris à chaque étape par leurs
« frères » dans les villes ouvrières et minières où ils font halte.
Les
Ichelhin de Paris n’hésitent pas à se plaindre auprès des instances françaises
chargés des affaires « nord-africaines » qui prennent le problème
très au sérieux :
« Il est certain qu’il faut
mettre une fin dès l’an prochain à ces ziarras, très impopulaires chez les
chleuhs sauf chez quelques-uns qui y trouvent leur intérêt. Nombre d’entre eux
sont venus se plaindre soit au Colonel
Justinard, soit à l’Office du Maroc. On ne peut vraiment pas tolérer que
les Chefs Indigènes continuent à mettre en coupe réglée des gens qui peine tant
pour mettre un peu d’argent de coté et à qui on vient ainsi extorquer toute une
paye de quinzaine »[11].
S’il
n’est pas surprenant de voir les Ichelhin se plaindre à Léopold Justinard qui
les fréquente régulièrement depuis des années, il faut se demander si leur
choix d’un officier à la retraite[12]
est bien pertinent et efficace. D’après ceux qui l’ont approché, il semblerait
bien que oui. Le fait de sa proximité avec les communautés ouvrières
tachelhitophones de Paris et sa région, faisait de lui, même après sa retraite,
un incontournable spécialiste du « Maroc berbère » et un
« conseiller qualifié, sinon toujours écouté » de l’administration du
Protectorat qui pouvait faire pression sur lesdits caïds (A.H., 1959 :
62).
Son
image d’agent politique de la Résidence était telle que, dans les années 1940,
certains de ses voisins français de Salé, où il résidait au Maroc, l’évitaient
de peur de se voir accrocher l’étiquette d’indéfectible serviteur du
Protectorat :
« Sa qualité d’officier le
rendait un peu suspect aux jeunes musulmans de Salé, et je ne voulais pas, en
le fréquentant, donner à ceux qui avaient confiance en moi, l’occasion de me
suspecter moi aussi (la situation d’un esprit indépendant était souvent
délicate dans une médina) » (Germain, 1960 : 298)
Très
diminué depuis un terrible accident d’avion, Léopold Justinard n’est plus apte
à remplir son métier de soldat. Et en 1929, il est nommé à la Section
sociologique de la Direction des Affaires indigènes à Rabat. Un an après son
installation dans la haute administration centrale du Protectorat, il est nommé
à la tête de ce service en lieu et place d’Edouard Michaux-Bellaire qui vient
de disparaitre.
Durant
cette période, il rédige de nombreux travaux sur le Sous, dont certains seront
publiés par la suite. Sa façon de travailler l’amène à rapporter des
témoignages et des anecdotes qu’il observe au sein de la communauté des
immigrés ichelhin de Paris. Ainsi d’un petit fascicule, La religion dans le
Sous, qu’il rédige en 1933 pour les officiers en avant-poste dans le Sous
dont il est intéressant de citer, à ce propos, ce passage :
« Voici une conversation
entendu dans un tramway de la banlieue de Paris entre deux chleuhs qui ne
pensaient guère être compris. Tous deux en vêtements d’ouvriers, l’un portait
la calotte en simili-astrakhan qui est en France l’indice à peu près certains
des marocains ayant un certain caractère religieux : dévots (ifqiren) se
réunissant pour prier en commun, pèlerins [de] retour de la Mecque, marabouts
en tournées de ziara. Le bonnet d’astrakhan disait à son camarade : il
faut que les ouvriers paient. Il faut les y engager. L’autre disait que les
temps sont durs. Alors cette réponse admirable : ‘‘Ceux qui ne voudront
pas payer, dis-leur qu’on ne fera pas la prière sur eux, s’ils meurent’’. Le
pilier d’or… »[13]
Pour
en revenir aux services administratifs spécifiques (Bureaux nord-africain et
Office du Maroc essentiellement) qui ont pour charge de « gérer » les
immigrés ichelhin en France, leur but principal est de surveiller et de
réprimer le cas échéant toute velléité syndicale ou politique au sein de leurs
colonies mais aussi de veiller à ce que d’opportunistes profiteurs ne viennent
leur soutirer quelque argent comme nous l’avons vu plus haut.
On
peut ainsi signaler cet autre exemple d’un descendant de Sidi Hmed Ou Moussa
qui s’est produit dans les petites communautés d’Ichelhin de France avec une
troupe de chanteuses professionnelles (dont la célèbre taraïst Mbarka
Oultznit) pour divertir et soulager la misère de ces hommes seuls et qui
souleva une forte réprobation des administrateurs français qui ne pouvaient que
constater que :
« [Cette
tournée féminine] a créé du trouble et des scandales dans les colonies d’ouvriers
marocains en France, en leur faisant dépenser beaucoup d’économies qui auraient
certes été mieux employées ailleurs »[14]
Pour
l’anecdote et pour souligner encore les liens que Léopold Justinard a su garder
avec l’administration de Rabat qui fait appel à lui dès que la question des
Ichelhin ou d’un Achelhi est à traiter, je cite ici ce cours passage d’une note
concernant le projet de création d’une grande médersa à Tiznit et le problème du
choix de son futur directeur :
« Au
cours d’une des récentes conversations avec le Colonel Justinard, celui-ci a
mis en avant le nom de Si Moktar Soussi : les objections à cette
candidature sont bien connues, à l’encontre on pourrait penser que Si Moktar,
pourvu d’une ‘‘bonne place’’, perdra de sa virulence nationaliste et que le
fait d’avoir une situation officielle à proximité de son frère le Cheikh
Derqaoui d’Aglou y aidera également. […] Si l’autorité supérieure retient le
principe de cette proposition, il serait désirable qu’elle demande au Colonel
Justinard, de bien vouloir se charger de la mission, de venir examiner sur
place les données du problème, et de pressentir les candidats possibles »[15].
Léopold
Justinard vivra dans la médina de Salé jusqu’en 1956, date à laquelle, pour des
raisons familiales, il revient en France pour s’installer dans le 12ème
arrondissement de Paris. Durant toute sa période marocaine, chaque été, il
retournait en France où il ne manquait jamais de rendre visite à ses
connaissances du Sous installés en région parisienne.
Les
plus réguliers contacts qu’il a alors sont de vieilles connaissances de
l’époque où il était en poste à Tiznit de 1916 à 1921. Il s’agit principalement
d’hommes originaires des Ida Oubaaqil et des Aït Brayyim, deux tribus toutes
proches de la cité de Tiznit (Justinard, 1953 : 81).
Il
rendait ainsi très souvent visite à un de ses vieux amis d’Ouijjan (Ida
Oubaaqil), établis à Nanterre, rue du Chemin de Fer (aujourd’hui rue Maurice
Thorez) : Hmed Ou Tayeb. Celui qui lui avait fait découvrir ces
« colonies d’immigrés », en 1928, était lui aussi originaire
d’Ouijjan. C’était un descendant de Sidi Hmed Ou Moussa, un lettré du nom de
Boujemaa qu’il fit entrer avec lui en France où il rejoignit un petit groupe
d’Ida Oubaaqil de Villetaneuse qui lui trouvèrent rapidement une embauche en
usine.
Régulièrement
donc, durant les périodes estivales, Léopold Justinard empruntait les lignes de
bus et de tramway pour rejoindre ses amis ou bien il les recevait chez lui à
Pont sur Seine :
« L’an passé [en 1930], dans
un petit village de Champagne, au bord de la Seine, il fallait voir quelques
chleuh d’Ouijjane, ouvriers d’usines à Paris, libérés par le « pont »
du 14 juillet, manier avec vénération un poignard et un sabre qui ont appartenu
à Sidi Mohamed Ou Lhaoussine[16] »
(Justinard, 1933 : 7)
Durant
ces visites, Justinard recueille leurs doléances et leurs plaintes pour les
faire suivre aux administrations concernées comme nous l’avons déjà vu. Il les
aide aussi à remplir correctement leurs documents administratifs.
Il
n’hésite pas aussi à offrir son aide financière lorsqu’il le souhaite,
notamment pour son ami Moulay Messaoud (originaire des Ida Gounidif) à qui il
prêtera le capital de départ nécessaire pour ouvrir une épicerie dans le
quartier parisien de la Chapelle. Mais n’ayant pas vraiment la bosse du
commerce son affaire vivote et il ne remboursera jamais le prêt que lui avait
accordé Justinard. Ce dernier ne lui en voulut jamais pour cette faiblesse
financière qui lui interdisait d’honorer sa parole[17]. D’ailleurs,
cela ne l’empêchera pas de proposer encore un soutien financier à un autre
Achelhi, arrière petit-fils de son grand ami d’Ouijjan, Moulay Omar. Mais cet
Achelhi déclinera l’offre de Justinard qui se proposait de lui apporter les
fonds nécessaires à l’achat d’un café à Saint Denis[18].
Léopold
Justinard ressent beaucoup d’empathie pour les Ichelhin qu’il côtoie et dont il
connait la vie difficile de l’exil, le travail pénible dont « les ouvriers
français ne tiennent pas volontiers » auquel s’ajoute une fois l’année le
jeûne religieux accomplis avec abnégation :
« J’admire, en ces dures
journées de Ramadan de plein été, ces ouvriers d’usine qui, après la journée de
travail pénible dans une fonderie : chaleur du jour, chaleur du four,
n’ayant mangé, bu ni fumé depuis l’aurore (4 heures du matin), attendent 9
heures du soir pour rompre le jeûne. Et qui, un peu plus tard, rassemblés
autour du plateau à thé consolateur, trouveront le moyen de soupirer sur le ‘‘guenbri’’[19]
ce tendre vers, à la pensée de ceux restés au pays, pour lesquels ils viennent
travailler ici » (Justinard, 1951b : 86)
De
ses nombreuses visites dans les foyers parisiens de ses amis tachelhitophones,
il recueille comptines, vers poétiques et proverbes dans lesquels il admire la
sagesse populaire qui s’en dégage.
Justinard
n’est pas un stérile collectionneur de cette poésie exotique. Il sait utiliser
avec beaucoup d’à-propos les maximes qu’il a appris et aimés ainsi, lors d’une
conversation à Nanterre avec des Ichelhin, pour expliquer l’inexpérience
politique de Mohamed V qui conduisit au détournement de l’avion marocain qui
transportait, en octobre 1956, Ben Bella et les principaux dirigeants du F.L.N.
par les autorités françaises d’Alger, il cite le proverbe suivant :
« Suq izwarn, Berka, usinas awulk »
« A
son premier marché, Berka, on lui a volé son sac »
Il
note aussi l’utilisation particulière des Ichelhin d’images du monde rurale
pour se déplacer dans le monde urbain et industrieux de Paris. Il nous explique
ainsi le cheminement de pensée qui a conduit certains Ichelhin à utiliser
l’image de la fourche pour désigner le tramway qu’ils empruntent pour rentrer
chez eux après une dure journée de labeur :
« ‘‘Achaouch’’, c’est la
fourche à deux dents, aidant à supporter les épines sèches de jujubier
‘‘azeggoua[r]’’, le plus souvent qui forment les haies ‘‘ifrig’’ ou
‘‘aloutim’’. Achaouch, c’est donc l’image d’un A renversé. Il y avait un jour
un Chleuh qui attendait, près de la gare de l’Est, le tramway de Pierrefitte.
Or, il y en a deux qui vont par là : 11 A et 11 B. ‘‘Mon tramway, dit le
Chleuh, c’est le ounz achaouch’’. Il voulait dire le 11 A. c’est un exemple
naïf de la façon ingénieuse dont ils savent utiliser chez nous les mots de leur
langage » (Justinard, 1930 : 126)
L’une
des raisons de l’amitié et de l’empathie que Léopold Justinard ressent envers
les Ichelhin ouvriers de la région parisienne est qu’ils lui rappellent ses
coreligionnaires champenois. La Champagne, dont est originaire Justinard, est
encore une région très pauvre à l’époque, ses habitants sont pour la grande
majorité des petits paysans dont beaucoup, comme les Ichelhin, sont contraints
à émigrer vers les grandes villes pour subvenir à leurs besoins. Ce n’est
qu’après 1945 que le développement intensif de la céréaliculture amènera une
certaine aisance pour la paysannerie locale[20].
En
suivant les histoires et anecdotes que Justinard nous rapporte de ses
rencontres avec les Ichelhin de la banlieue parisienne, on découvre
l’ancienneté et la durée de leur présence dans certains lieux. Ainsi, lorsqu’il
nous rapporte la discussion qu’il a eu avec deux aït brayyim dans un
« bistro qui fait le coin de l’avenue des Grésillons » (Justinard,
1953 : 82), à deux pas de la place Voltaire qui est aujourd’hui un des hauts
lieux de la présence commerciale des Ichelhin.
Je
ne peux finir cet article que sur cette dernière remarque de Justinard au sujet
de la prononciation particulière des immigrés ichelhin pour les noms de ville
et de rue qu’ils déformaient joliment (Justinard, 1949b : 120) et qui
rappelle à moi et à tous les enfants de ces Ichelhin de jolis souvenirs. Ils
parlaient ainsi de Lantir pour Nanterre, Bittu pour Puteaux, Jenbil
pour Gennevilliers, Kerbebbwa pour Courbevoie, Arwey pour
Rueil-Malmaison…
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Editions Duculot, 2002.
Ray
(Joanny), « Les Marocains en France », Bulletin Economique du Maroc, 18, 1937 : 291-298.
Ray
(Joanny), Les Marocains en France, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938.
[1] En
hommage à Pierre Justinard, fils de Léopold Justinard et dernier de la lignée
familiale qui nous a malheureusement quitté le 18 octobre 2011.
[2] Pour
plus d’information sur le parcours passionnant de ce personnage, voir l’ouvrage
qui lui est consacré : Léopold Justinard, missionnaire de la tachelhit
(1914-1954). Quarante ans d’études berbères, Saint Denis, Bouchène, 2007.
[3]
Entretien avec Moulay Abella, Bagneux le 21 novembre 2008 (traduction
personnelle).
[4] Le Haut Comité
méditerranéen (H.C.M.) est une structure créé en 1935 à Paris pour gérer, au
niveau régional, les « problèmes » de l’ensemble des protectorats et
colonie française de l’Afrique du Nord.
[5] Entretien avec Pierre Justinard,
Paris le 12 août 2009.
[7] S.H.A.T.,
Direction de l’Intérieur, Emigration marocaine vers la France, Rabat le
27 avril 1954, 3H2179.
[8] Ces tournées,
qui portent le nom de ziyara, désigne à la fois des visites pieuses que
font les croyants sur les tombeaux des saints ou des visites à des personnages
vivants auxquels on reconnaît leur statut de « béni de Dieu »,
mais aussi les tournés de quêtes que font parfois les igurramen, les cherfa ou les chefs de confréries auprès des
fidèles.
[9] Le
terme de « ouâda » (waɛda)
utilisé ici par le fonctionnaire français est tiré de l’arabe algérien, il
désigne un « repas rituel organisé en l’honneur d’un saint »
(Queffélec, 2002 : 449). Dans le contexte de l’immigration et pour les
fonctionnaires chargés de la surveillance des nord-africains, il sert à
désigner tout rassemblement important de Maghrébins organisés dans le but de
faire un don collectif en argent pour une tiers personne.
[10]
S.H.A.T., Anonyme, Note au sujet de
tournées de ziaras faites par des chefs indigènes en France pendant l’année
1938, Paris le 12 octobre 1938, 3H2179.
[11] Ibidem.
[12] En
1938, Le colonel Justinard est à la retraite depuis un an à peine.
[13]
S.H.A.T., Lieutenant-colonel Justinard, Chef de la Section sociologique, La
religion dans le Sous, 1933, 3H2162.
[14] S.H.A.T.,
M.Boyer, Directeur de l’Office du Maroc à Marseille, Moulay Aïssa et Moulay Ahmed du Tazeroualt, Marseille le 12 mars
1938, 3H2162.
[15] S.H.A.T.,
Anonyme, Note sur l’établissement d’une medersa à Tiznit, sans date
[vers 1945], 3H2162.
[16] Chef
de la Maison d’Iligh (Tazeroualt) à l’époque, fils du célèbre el Housseyn Ou
Hachem qui tint tête à Moulay Hassan.
[17] Entretien avec Pierre Justinard, Paris le 12
octobre 2007.
[18]
Entretien avec Moulay Abella, Bagneux le 11 novembre 2008.
[19]
La petite guitare à deux cordes (Note de Justinard).
[20]
Entretien avec Pierre Justinard, Paris le 12 août 2009.